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"Réactionnaire", "stéréotypée" : la romance érotique, un genre faussement sulfureux ?

Franceinfo s'est intéressé à l'univers des romans érotiques en interrogeant des auteurs, mais aussi des lectrices.

Article rédigé par Carole Bélingard
France Télévisions
Publié
Temps de lecture : 8min
Près de six femmes sur dix (59%) admettent avoir déjà lu un livre érotique au cours de leur vie, contre un peu plus d’une sur trois en 1970 (38%), selon un sondage Ifop publié au moment de la sortie de "Cinquante nuances de Grey" en 2013. (MAXPPP)

"Je suis parfai­te­ment immo­bile, nue ­devant lui, en string de dentelle noire et en talons aiguilles. 'Viens ici', ordonne Wes d’une voix grave. J’avance lente­ment vers lui et je m’ar­rête à un demi-mètre de son lit, ­sen­tant le feu réchauf­fer mon corps", peut-on lire dans Calendar Girl, d'Audrey Carlan, la romance érotique du moment au succès mondial. Des passages comme celui-ci, Camille Emmanuelle, journaliste spécialisée dans les questions de sexualité, en a signé des dizaines pour une maison d'édition dont elle tait le nom. Aujourd'hui, elle attaque au vitriol ces "mommy porn"(pornos pour maman) qu'elle a écrits, sous pseudonyme, entre 2013 et  2014.

Dans Lettre à celle qui lit mes romances érotiques et qui devrait arrêter tout de suite (Ed. Les échappés), sorti en février 2017, elle dénonce une vision du couple "réactionnaire" et un "formatage des esprits". La littérature érotique véhicule-t-elle toujours des modèles stéréotypés, voire sexistes ? Quelle influence peut-elle réellement avoir dans la sexualité des femmes ? Franceinfo s'est penché sur ces questions.

L'image de "l'homme dominant"

Chaque mois, Camille Emmanuelle racontait les mêmes histoires dans ses romances. L'homme trentenaire, blanc et milliardaire, domine financièrement et sexuellement la jeune fille de "20 ans, blanche, aux jambes d'1m30". "Le bonheur et l'accomplissement de la jeune femme se font par l’homme", raconte-t-elle à franceinfo. Pas question de s'éloigner des schémas établis. 

J’avais un tableau excel avec des personnages types. L’éditrice m’envoyait même des photos d’acteurs.

Camille Emmanuelle

à franceinfo

Emily Blaine*, l'une des auteures phares de la collection HQN d'Harlequin, consacrée à des auteurs français, assure de son côté que son éditeur ne lui fixe aucune limite. Karine Lanini, directrice éditoriale chez HarperCollins France, la maison mère des livres Harlequin, concède toutefois qu'il y a une trame à respecter. "Il faut que cela finisse bien. L'amour est impossible au début, il y a un obstacle très fort, puis l'amour triomphe à la fin", explique-t-elle à franceinfo. "Cela m'est arrivé de ne pas mettre d'embûches ou de scène érotique, et ça perturbe les lectrices", note Emily Blaine, chargée de la formation des cadres à la SNCF et auteure de Toi, maintenant ou jamais, ou Le Club des héroïnes.

"On ne veut pas rester à la porte de la chambre, on veut entrer dedans", reconnaît Juliette*, lectrice assidue de romans érotiques. Mais "l'homme dominant par sa situation financière et qui domine la femme dans la chambre à coucher, ça m'agace", insiste cette militaire de 42 ans. Valérie, également grande lectrice de romans érotiques, regrette que ce soit toujours l'homme "qui apporte son savoir". Cette infirmière quinquagénaire aimerait que la femme soit plus "initiatrice"

"C'est Barbie et Ken qui baisent"

Charlotte Tourmente, sexologue, constate un "modèle très normé, où l'homme impose la sexualité", comme elle l'explique à franceinfo. Océane, une étudiante de 20 ans, reconnaît qu'"il y a toujours le cliché de l’homme maniaque du contrôle, face à une femme qui a peu confiance en elle". "Mais il faut aussi accepter que des femmes puissent avoir des envies de soumission", assure la jeune femme.

Si ça excite des femmes, pourquoi pas, mais c'est bien de ne pas se limiter à cette image stéréotypée de la femme.

Charlotte Tourmente, sexologue

à franceinfo

Or, selon Camille Emmanuelle, explorer la sexualité dans ce type de romans relève d'une gageure. "Une fois j’ai écrit une scène où une femme se masturbait devant l’homme, la scène a été barrée par mon éditeur, car c’est l’homme qui doit donner du plaisir, fustige la journaliste. Dans cette romance-là, il n’y a ni sperme, ni fluides, ni règles, ni poils. Il n’y a aucun fantasme de domination féminine, ni de fantasmes hors hétérosexualité. Bref, c’est Barbie et Ken qui baisent." 

Cette romance érotique, un sous-genre qui occupe aujourd'hui une très large partie de la littérature érotique, a pris une place de plus en plus importante dans les rayons des librairies. La raison est simple : le carton de Cinquante nuances de Grey de E.L. James. Sortie dans sa version française en 2012, la trilogie s'est vendue à plus de 7,2 millions d'exemplaires. L'histoire met en scène le milliardaire Christian Grey, qui va initier une jeune femme vierge, Anastasia Steele, au BDSM [pratiques sexuelles faisant intervenir la soumission, la punition, le masochisme..]. La saga "a sorti du placard" cette littérature, jusque-là cantonnée à "un genre de niche", affirme Emma Foster*, auteure de romans érotiques. "Cinquante nuances de Grey a bouleversé le marché du livre, c'est le phénomène éditorial de la dernière dizaine d'années", confirme Karine Lanini.

"Ça reste du fantasme"

Ce pan de la littérature érotique, "qui se répand", est "très conventionnel", décrypte Sophie Cadalen, écrivain et psychanalyste spécialiste du couple et des comportements sexuels.

On se titille un peu, on risque un peu d'audace, mais c'est tout, on ne dérange rien. On ne transgresse rien, les fantasmes sont connus, un peu de sado-masochisme avec l'amour à la clé.

Sophie Cadalen, psychanalyste

à franceinfo

"Finalement, cela s'inscrit dans une nouvelle norme. Or la sexualité ne peut pas être normée. Il n'y a pas de bonnes positions, il n'y a pas de bonnes façons de faire", assure-t-elle.

Camille Emmanuelle regrette d'ailleurs que la littérature érotique soit dominée par ces romances. "Les romances érotiques ont cannibalisé les rayons des romans érotiques, assure-t-elle. La production de la romance érotique a également une forte influence marketing, il y a de la publicité, des affiches 4 par 3, des animations sur les réseaux sociaux."

Mais alors, quelle incidence réelle pour les lectrices ? Océane admet que ces lectures font "jouer l'imaginaire", mais sans avoir une "énorme influence" sur sa vie sexuelle. Marguerite assure prendre beaucoup de distance avec ses lectures érotiques. Cet extrait de Cinquante nuances de Grey l'a d'ailleurs fait bondir :

 "Ma main glisse le long de son cul jusqu'à sa ficelle bleue et je tire sur le tampon."

"Franchement, il n'y a aucune vraisemblance, ces scènes de cul m'ont fait rire", réagit la comédienne de 29 ans. De son côté, Valérie s'est intéressée aux pratiques BDSM, après la lecture de la trilogie. Elle est même allée regarder des vidéos sur le sujet sur Internet. Mais "c'est tout, ça s'arrête là, ça reste du fantasme", affirme-t-elle. Juste une manière pour elle de s'évader du quotidien.

Pour l'auteure de romans érotiques Emma Foster, l'intérêt est donc de dépasser "le fantasme de la domination masculine" et d'explorer d'autres aspects. Dans la trilogie Les Nuits tentatrices, publiée aux éditions Bragelonne, elle met en scène des pratiques BSDM, mais cette fois, c'est le personnage féminin qui initie l'homme."J'ai aussi envie d'écrire sur des choses que l'on ne voit pas forcément, notamment sur une femme qui ne jouit pas", confie-t-elle."Les choses sont en train de bouger, observe Charlotte Tourmente, notamment avec Octavie Delvaux qui lance G, une nouvelle collection de romans érotiques qui s'affranchissent des codes habituels""Aujourd’hui, il y a des livres érotiques merveilleux qui donnent une vision libre", abonde Camille Emmanuelle. Finalement, choisir son livre érotique, c'est comme choisir son partenaire et ses pratiques : sulfureux ou sage, dominant ou dominé, on peut trouver ce qui correspond le mieux à ses désirs.

* Prénoms et noms d'emprunt

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