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Rentrée littéraire d'hiver : Joan Didion pleure sa fille dans "Le bleu de la nuit"

"Le bleu de la nuit" n'est pas vraiment un roman : récit, témoignage, recueil et résurgences, peu importe. Six ans après "L'année de la pensée magique", hommage à son mari mort, Joan Didion consacre "le bleu de la nuit" (Grasset) à sa fille adoptive, elle aussi disparue brutalement.
Article rédigé par Laurence Houot
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 3 min
Joan Didion "Le bleu de la nuit" (Grasset)
 ( Seth Wenig/AP/SIPA)
"Quand vient la saison des nuits bleues, on a l'impression que les journées n'en finissent jamais. Et à mesure que la saison des nuits bleues se rapproche de son terme (inexorable, inéluctable), on est saisi d'un frisson, d'une appréhension physique, maladive, lorsqu'on s'en avise pour la première fois : la lumière bleue s'en va, déjà les jours raccourcissent, l'été n'est plus là."

Ce livre est dédié à Quintana, la fille de Joan Didion et de son mari écrivain John Gregory Dunne. "Le bleu de la nuit" est un livre pour écrire "ce qui n'était pas censé arriver". Pour cette écrivain culte terrassée par la mort de son enfant, la littérature tient lieu d'exercice de survie (exercice déjà expérimenté par David Grossman, frappé par le même malheur, avec Tombé hors du temps, publié en France à l'automne dernier).

Dans ce récit bouleversant, Joan Didion remonte le temps de son histoire avec sa fille adoptive, disparue brutalement à l'âge de 39 ans. Histoire commencée "la première heure du troisième jour du mois de mars 1966 au St John's Hospital de Santa Monica". Joan Didion est dans sa douche quand l'obstétricien qui met au monde cette "magnifique enfant" téléphone. Son mari entre dans la salle de bain et lui annonce la nouvelle. Elle fond en larmes. Début de l'aventure : adopter un enfant, devenir mère. Dans "le bleu de la nuit". Joan Didion scrute à reculons la vie partagée avec sa fille "ce mystère que constitue de manière générale le fait d'être parent", les moments partagés, l'amour, et la douleur indicible de la disparition.

Joan Didion fait appel à Napoléon ou Euripide, au début du livre pour dire "ce qui n'était pas censé arriver". Puis elle déroule le récit, trouvant finalement les mots, ses mots à elle, écriture si particulière : une phrase, puis la même enrichie de quelques mots, répétée. Et encore une fois la même phrase, encore plus longue, plus précise, à nouveau répétée. Dispositif littéraire qui donne au lecteur l'impression d'assister à la naissance d'une pensée, la sensation aussi de pénétrer dans les anfractuosités d'une douleur.

Comme s'il fallait le coup d'arrêt infligé par la mort pour se mettre à penser au temps qui passe, Joan Didion, anéantie par le double deuil, fait l'expérience du "processus qui fait que la conscience de cette fuite du temps – de ce ralentissement permanent, de cette solidité qui s'effrite – se démultiplie, se métastase, devient la texture même de la vie". Jusque-là, elle avait cru "que les nuits bleues pourraient durer à jamais".

Ce livre est un hommage en forme d'interrogation : "Peut-on se soustraire à l'agonie de la lumière?". Non dit Joan Didion. Et pourtant il faut continuer à vivre, sachant que les êtres sont voués à disparaître, à sombrer dans le néant, "à pâlir comme pâlit le bleu de la nuit, à s'éteindre comme s'éteint la clarté.", par delà la mort. Poignant.


Le bleu de la nuit, Joan Didion , traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Pierre Demarty
Grasset 240 pages – 18,60 €


[ EXTRAIT ]

"Je m'aperçois que je pense exclusivement à Quintana. J'ai besoin d'elle auprès de moi.
Derrière la maison de Franklin Avenue à Hollywood, où nous avons vécu depuis le jour où nous avons quitté les assiettes Minton de Sara Mankiewicz jusqu'à celui où nous nous sommes installés dans la maison sur la plage, soit environ quatre ans, il y avait un cours de tennis en terre battue, dans le revêtement craquelé duquel poussaient des mauvaises herbes. Je me revois l'observer en train de les arracher, à quatre pattes sur ses petits genoux potelés de bébé, la peluche déchiquetée qu'elle appelait "Lapinou" à ses côtés.
Papa est allé chercher une peau de lapin pour y emmitoufler son petit bambin.
Dans quelques semaines cela fera cinq ans qu'elle est morte."

 
Joan Didion est une figure culte des lettres contemporaines américaines. Romancière, essayiste, journaliste et scénariste, elle a écrit des chroniques sur les années 60 aux Etats-Unis ("L'Amérique" - Grasset) et "L'année de la pensée magique" a été couronné par le National Book Award en 2005 et en France par le prix Médicis de l'essai en 2007.


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