"Reykjavik", un polar islandais par un duo insolite : un écrivain célèbre et une Première ministre
En 2020, l'écrivain Ragnar Jonasson déjeune avec la Première ministre islandaise. Les livres ne sont pas étrangers à cette femme politique, elle a effectué des études de lettres islandaises et sa thèse en littérature traitait d'Arnaldur Indriðason, star du polar islandais. Une drôle d'idée naît lors de ce repas, écrire ensemble une enquête policière. En deux ans, chacun écrit un chapitre et Ragnar Jonasson l'avoue avec humour : "le travail d'écriture n'a pas été une mince affaire, nous devions caler nos séances de travail entre ses rencontres avec Boris Johnson un jour, Emmanuel Macron l'autre. C'était assez surréaliste." Le pari est réussi, le livre fera un carton en Islande et on se surprend à chercher qui a écrit quel chapitre.
L'histoire d'une disparition
Le 6 août 1956, Kristján débarque sur la petite île de Videy. Les parents de la jeune Làra ont signalé sa disparition quelques jours auparavant. Elle passait l'été sur l'île, un job d'étudiante dans une famille bourgeoise islandaise, chez Óttar et d’Ólöf. Kristján est alors un jeune flic. 30 ans et quelques chapitres plus tard, Làra n’a jamais été retrouvée. Kristján ne connaît pas un jour de détente depuis. Il est obsédé par cette enquête inachevée et la disparition inexpliquée de la jeune fille. Mais la lassitude s'est emparée de lui.
Août 1986. Reykjavik s'apprête à accueillir Ronald Reagan et Mikhaïl Gorbatchev pour un sommet historique. Mais l’affaire et le mystère Làra sont, 30 ans après, dans tous les esprits en Islande. C'est Valur, un jeune journaliste ambitieux et débordant d'énergie, qui reprend l'affaire pour le compte d'un hebdomadaire. Il veut résoudre cette énigme. Il va mener l'enquête dans les milieux d'affaires et les milieux politiques de ce pays qui semble si policé, où tranquillité rime avec discrétion. Valur découvre peu à peu des secrets et déterre un passé sombre. Mal lui en prend !
La touche de la première ministre
Si l'on retrouve dans Reykjavik les ingrédients qui font le succès du polar islandais depuis près de vingt ans - le vent, le froid, la pluie et les ciels blancs, les paysages de nature et les bords graniteux de mer, une île isolée et cette population où tout le monde connaît tout le monde - le lecteur sent la touche de la première ministre Katrin Jakobsdottir. Elle est écologiste, féministe, prête à faire grève contre les inégalités homme femme. Sous sa plume, le portrait de la bonne société bourgeoise et conservatrice de l'Islande des années 80 est impitoyable. Les hommes dirigent les affaires du pays. Ils s'entraident pour réussir : hommes de médias, grands promoteurs, politiques, ils sont amis de longue date. Entre eux aucune peau de banane, aucune dénonciation ne semble possible, l'amitié vaut silence. Ce sont tous des hommes de pouvoir et d'argent, et parmi eux, qui a commis l'irréparable ? Katrín Jakobsdóttir et Ragnar Jonasson dressent un portrait glacial comme un iceberg de ces couples dans leurs grandes maisons confortables et isolées qui cachent un secret. Mais ce seront les femmes la clé de la tragique énigme.
Extrait de Reykjavik :
"Kristján se dirigea vers l’ancienne école qu’Ólöf avait mentionnée, à l’est de l’île, unique vestige d’un village abandonné durant la Seconde Guerre mondiale. Tandis qu’il marchait sur le sentier herbeux, il fut frappé par la solitude des lieux. Au Moyen Âge, Videy accueillait un riche monastère ; plus tard, c’était devenu le siège des gouverneurs. Aujourd’hui, les seuls habitants en dehors d’Óttar et d’Ólöf étaient les oiseaux marins qui s’égosillaient sur la côte. Le trajet lui prit plus de temps qu’il ne pensait. L’école, une vieille bâtisse en bois sur deux étages, se révéla, comme il s’y attendait, déserte, sans le moindre signe de la présence de Lára. Il reprit la direction de la jetée, s’arrêtant en chemin pour tenter d’ouvrir la porte de la maison coloniale. Verrouillée. Ólöf avait dit détenir les clés, mais il ne se sentait pas le courage de déranger de nouveau le couple pour les leur réclamer. Il se demandait quoi faire à présent. Videy était divisée en deux terres reliées par un isthme, que Kristján envisagea un instant d’emprunter pour rejoindre la partie nord de l’île, avant de conclure qu’il n’en aurait probablement pas le temps.
Soucieux de ne pas faire attendre le bateau, il regagna d’un pas rapide la jetée, d’où il admira la vue sur Reykjavík, de l’autre côté du bras de mer. La ville développait à grande vitesse, de nouveaux quartiers étaient en train d’éclore un peu partout, et l’ambitieux projet d’église à l’architecture moderne commençait à prendre forme au sommet de la colline. Il atteignit le quai plus tôt que prévu. On ne distinguait pas encore de bateau à l’horizon. Il avait le temps de faire demi-tour pour inspecter la petite église, qui serait probablement ouverte. Il nourrissait peu d’espoir d’y trouver l’adolescente, mais, puisqu’il était là, autant s’en assurer". (Page 11)
"Reykjavik" de Ragnar Jónasson et Katrín Jakobsdóttir, Éditions de La Martinière. Traduit de l’islandais par Jean-Christophe Salaün. 374 pages
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