Amélie Nothomb, dans la peau du Christ, décrochera-t-elle le Goncourt avec "Soif" son 28e roman ?
La très populaire romancière, qui publie un roman par an depuis près de 30 ans, n'a jamais obtenu le Goncourt. Avec "Soif", elle figure cette année dans le quarteron des finalistes.
Amélie Nothomb publie dans cette rentrée 2019 son 28e roman, Soif (Albin Michel). Le 28e livre (dont une pièce de théâtre) en 28 ans. La romancière belge ne rate aucune rentrée depuis la publication d'Hygiène de l'assassin, son premier, en 1992. Elle en publie un par an, mais la plupart restent dans ses tiroirs. En 2017, elle confiait en avoir déjà écrit 89.
Amélie Nothomb a été récompensée plusieurs fois, notamment par le Prix du roman de l'Académie française en 1999 avec Stupeur et tremblements, ou encore le Prix de Flore en 2007, avec Ni d'Eve ni d'Adam. Elle a également reçu le Grand Prix Jean Giono pour l’ensemble de son œuvre en 2008. Mais jamais de Goncourt.
Soif, tiré à 150.000 exemplaires, est en tête des ventes depuis sa sortie en août, et c'est chaque année la même histoire. L'excentrique romancière, adorée par ses lecteurs, est parmi les auteurs les plus sélectionnés du prestigieux prix littéraire. Déjà deux fois finaliste, en 1999 pour Stupeur et tremblements et en 2007 pour Ni d'Ève ni d'Adam, elle n'a jamais réussi à passer la ligne d'arrivée.
Cette année, elle est toujours en lice parmi les quatre finalistes, avec Soif, un roman dans lequel elle se met dans la peau du Christ. "C'est le roman de ma vie", confiait la romancière de 53 ans, qui parle de ses romans comme de ses enfants, lors de la présentation de rentrée littéraire des éditions Albin Michel.
Une tragédie grecque
On pourrait raconter l'histoire, sans spoiler. Tout le monde la connaît. "Je crois que dans les grandes lignes on est tous au courant. Il y a eu un personnage qui s'appelait Jésus. Il s'est fait crucifié. C'est suffisant, on n'a pas besoin d'en savoir plus". Penchons-nous plutôt sur la manière dont elle a choisi de la raconter. "Comme une tragédie grecque", affirme-t-elle. "Ça a absolument toutes les caractéristiques d'une tragédie grecque. Tout le monde sait comment ça va se passer, tout le monde est averti. Il paraît qu'à l'époque aussi -je n'en sais rien je n'y étais pas- mais manifestement les gens savaient, lui aussi savait, et pourtant tout le monde assiste à cette histoire dans une espèce de sidération, lui le premier", souligne-t-elle.
Amélie Nothomb choisit surtout de la raconter de l'intérieur, en relisant la Passion du Christ à la première personne. "Bien évidemment, le point de vue qui m'intéressait le plus, c'était le sien. Je me suis autorisé cette position terrible de décider que j'écrirais ce roman à la première personne, mais le Christ est un homme. Donc c'est chacun d'entre nous, et nous pouvons tous nous projeter dans ce moment où justement il assiste à son propre supplice, c'est le moment le plus bouleversant, et le plus contestable de l'histoire et je le conteste à fond, mais c'est aussi le moment où on peut le plus se projeter en lui. Il est là, il souffre. Et il n'y a rien à faire", ajoute Amélie Nothomb, pour qui la crucifixion est "une aberration".
"Ce qu'il y a de plus profond en l'homme, c'est la peau"
Avec ce roman, c'est la condition d'homme, et la question de l'incarnation que creuse Amélie Nothomb. "Ce qu'il y a de plus profond en l'homme, c'est la peau", nous dit-elle. "Pour moi le plus important, c'était de montrer à quel point cet homme était incarné. Il est venu pour enseigner l'amour. Qu'est-ce que c'est que cet amour ?"
Amélie Nothomb en donne une interprétation très personnelle. "Cet amour je l'appelle soif. Vous allez me dire vous parlez de ce que vous connaissez, oui. Je parle de ce que je connais. La soif n'est pas une métaphore de cet amour. La soif est exactement cet amour-là. Quand chacun d'entre nous est en situation de soif, nous retrouvons ce qu'est cet amour-là".
Ce que raconte le roman d'Amélie Nothomb, c'est aussi l'histoire d'une émancipation. "Il y a beaucoup d'histoires de paternités et de maternités problématiques dans mes derniers romans, mais là je crois qu'on a quand même le comble. Jésus et son père, là c'est vraiment la paternité ultra problématique". Contrairement à ce que racontent les évangiles, Amélie Nothomb présente un Jésus s'opposant à la volonté du père. "Jésus fait tout ça parce que son père lui a donné cette mission. Et Jésus, enfin mon Jésus, est contre cette mission. Le problème est qu'il attend d'être sur la croix pour réellement se rebeller. Et il est trop tard. Il n'est plus en position de faire un miracle et il doit assumer ça jusqu'au bout. Mais c'est l'histoire d'un salut paradoxal", explique Amélie Nothomb. "Le Jésus que je présente est quand même sauvé, mais il est sauvé uniquement par lui-même".
"Je n'ai ai jamais trouvé de héros qui s'exprime de façon aussi classe"
L'écriture naturellement riche en aphorismes d'Amélie Nothomb sert admirablement le monologue intérieur qui compose ce roman en forme de conte philosophique, mêlant profondeur et légèreté. Le Jésus de Nothomb, même dans la tragédie, a de l'humour.
Soif est un concentré, une synthèse de l'œuvre de la romancière. Car si elle s'empare ici d'une figure mythique, comme elle l'a déjà fait avec d'autres personnages dans ses romans, ici elle parlec'est aussi d'elle-même qu'elle parle, on le devine entre les lignes. On y retrouve les sujets qui l'occupent : la famille, la parentalité, la transmission, la trahison, l'amour, la joie, le corps, le désespoir, la solitude. Et aussi, et surtout, sa passion suprême : le Verbe. "C'est le roman de ma vie parce que pour moi c'est le héros par excellence. Je n'en ai jamais trouvé qui s'exprime de façon aussi classe. Ce qui me frappe dans les Évangiles, c'est l'éloquence de Jésus", souligne la romancière, qui pourrait bien, avec cet audacieux roman, décrocher enfin le Goncourt.
Soif, d'Amélie Nothomb (Albin Michel – 150 pages – 17.90 €)
Extrait :
"Ivre je l'étais ce soir-là, et cette ivresse était sainte. Avant l'incarnation, je n'avais pas de poids. Le paradoxe, c'est qu'il faut peser pour connaître la légèreté. L'ébriété délivre de la pesanteur et donne l'impression que l'on va s'envoler. L'esprit ne vole pas, il se déplace sans obstacle, c'est différent. Les oiseaux possèdent un corps, leur envol relève de la conquête. Je ne le répéterai jamais assez : avoir un corps, c'est ce qui peut arriver de mieux.
Je me doute que demain, je penserai le contraire, quand mon corps sera supplicié. Puis-je pour autant renier les découvertes qu'il m'a données ? Les plus grandes joies de ma vie, je les ai connues par le corps. Et faut-il préciser que ni mon âme ni mon esprit n'étaient en reste ?
Les miracles aussi je les ai obtenus par le corps. Ce que j'appelle l'écorce physique. Y avoir accès suppose l'anéantissement momentané de l'esprit. Je n'ai jamais été un autre homme que moi, mais j'ai l'intime conviction que tout un chacun possède ce pouvoir. La raison pour laquelle on y recourt si peu, c'est la terrible difficulté du mode d'emploi. Il faut du courage et de la force pour se soustraire à l'esprit, ce n'est pas une métaphore. Quelques humains y sont arrivés avant moi, quelques humains y parviendront après moi."
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