"Aussi riche que le roi", premier roman d'Abigail Assor : une peinture sans concession du Maroc des années 1990
"Aussi riche que le roi", premier roman très réussi d'Abigail Assor, plonge dans la violence sociale du Maroc des années 1990 à travers le portrait d'une adolescente française, pauvre mais belle, en quête de vie meilleure.
Le premier roman d'Abigail Assor Aussi riche que le roi, paru aux éditions Gallimard le 7 janvier, brosse une peinture acide de la société marocaine et du régime marocain dans les années 1990, à travers un portrait de la jeunesse dorée (ou pas) de Casablanca.
L'histoire : années 1990, Sarah, 16 ans, vit dans une maison délabrée à l'orée d'un bidonville dans le quartier de Hay Mohammadi, au Nord de Casablanca avec sa mère Monique. La jeune fille côtoie au lycée français les enfants des familles riches françaises et marocaines, et se débrouille pour que personne ne découvre sa condition de "pauvresse". La mère de Sarah a quitté la France quelque temps plus tôt avec son compagnon Didier et des rêves de vie meilleure. Mais ses espoirs se sont rapidement évaporés dans la chaleur de Casablanca en même temps que Didier, avec l'argent des projets.
Cette vie de misère n'empêche pas Sarah d'avoir des ambitions pour son avenir. Elle a vite compris qu'elle pouvait tirer avantage de sa beauté et traîne avec la jeunesse dorée dans le quartier d'Anfa, ses villas toutes blanches "comme à Los Angeles", ses palmiers, ses jaguars, ses gardiens, ses domestiques. Sarah a bien compris comment fonctionnent les garçons et s'en sert, ne serait-ce que pour boire un café, ou manger à sa faim. Le soir, quand elle rentre de ses longues virées dans les quartiers riches, elle retrouve Abdallah, un gosse du bidonville encore plus pauvre qu'elle, qui lui crie des insanités à travers la grille, et sa mère, qui ronfle sur le canapé quand elle n'est pas en train de vendre son corps pour survivre.
"Plus riche que le roi"
Dans la bande de gosses de riches que Sarah fréquente, il y a Driss, un garçon pas comme les autres, bancal, décalé, pas très beau, obsédé par la mécanique et l'horlogerie, buvant de la menthe à l'eau quand les autres s'enivrent, et surtout, le plus riche de tous, "plus riche que le roi". Sarah se met en tête de l'épouser, n'écoutant pas les conseils de son copain Yaya, un dealer excentrique qui navigue entre le trottoir et les bords de piscine, chauffeur de taxi à ses heures perdues. "Tu l'auras jamais Driss, il regardera jamais une pauvresse comme toi."
Sarah ne doute de rien. Elle sait y faire et quand elle sort ses armes, Driss le taiseux timide tombe illico sous son charme. Il devine vite ce que les autres n'ont pas vu, ne s'en offusque pas. Sarah est sa princesse. Il est désormais là pour elle, et aussi pour sa mère, ses voisins, pour la famille d'Abdallah. Sarah, qui ne pensait qu'à l'argent et à "sa future villa à Anfa Supérieur, avec des couronnes, des diamants sur le sol", finit par s'attacher.
"A force d'être là, tous les jours, silencieux à côté d'elle, Driss était devenu l'air, et il était aussi le sol." Driss, ses petits yeux minuscules "verts de thym", ne peut désormais lui non plus se passer de Sarah. Il décide de l'épouser même si pour cela il doit défier l'autorité de son père, et bousculer les codes de sa famille. Mais les deux jeunes gens peuvent-ils vraiment faire fi d'un système ancestral qui tient chacun fermement à sa place ?
La belle et la bête
Avec ce premier roman, la jeune romancière marocaine dessine dans le décor de Casablanca une géographie sociale de son pays dans les années 1990, marquées par des disparités sociales très fortes et par des rapports de domination : des riches sur les pauvres, des hommes sur les femmes, les années d'avant 1998 et de la réforme du code du statut personnel, où le peuple tout entier est soumis aux injonctions religieuses et politiques, dans un régime autocratique et policier.
"Driss il se faisait frapper à la ceinture quand il était petit parce qu'il voulait regarder Marimar avec moi en m'aidant à écosser les petits pois. Vraiment, ma fille, c'est comme ça ici comme c'est partout, dans ce pays ; il y a toujours quelqu'un qui est là pour te dominer. Dominer, je te jure, on dirait que c'est la langue nationale."
"Aussi riche que le roi"page 195
La romancière construit son récit autour de l'attraction entre ces deux personnages aux antipodes, s'attirant mutuellement comme les deux faces contraires d'un aimant. D'un côté Driss, "plus riche que le roi", ange à la gueule de travers, personnage décalé, en orbite de son monde, hors des cases dans lesquelles il ne rentre pas, et hors des codes, qu'il ne comprend pas. De l'autre Sarah la déclassée, "La Française" comme on l'appelle, la beauté solaire qui contrairement à Driss a tout compris du système et tente d'en tirer les ficelles pour se projeter dans une vie meilleure. Autour de cet étrange attelage, Abigail Assor peint avec nuance la violence des rapports sociaux dans un univers dominé par l'argent, et des conventions sociales indéboulonnables, traquant la vérité dans les détails, dans les mots prononcés, dans les gestes, les décors, ou les situations.
La langue fonctionne elle aussi dans un jeu d'oppositions, marquant la frontière entre l'agitation de la rue et la fausse quiétude des jardins cachés derrière les hauts murs des villas. L'écriture, nerveuse, style souvent indirect, traduit à point l'atmosphère : l'effervescence de la rue, les sons, les odeurs, la lumière de Casablanca, la faim qui tiraille, la torpeur des bords de piscines et ses vapeurs de kif, et la fuite en avant de Sarah, sa course effrénée pour sortir de l'ornière, à l'image de la moto de Driss, lancée à grande vitesse, sur laquelle elle s'accroche à lui comme à sa planche de salut.
Aussi riche que le roi est un poignant récit initiatique, celui d'une quête de liberté, une photographie de la société marocaine dans les années 1990, et, au-delà de ce microcosme casablancais, l'histoire, universelle et bien partagée dans le monde, du déterminisme social et des rapports de domination.
Aussi riche que le roi, Abigail Assor
(Gallimard - 207 pages – 18 €)
Extrait :
"Un garçon lui avait dit qu'ailleurs, très loin, il y avait des sables doux comme du velours et blancs comme des nuages, et il avait parlé des coquillages et de l'odeur du sel, et d'une musique du bruit des vagues ; elle ne l'avait pas cru. Les petits des Carrière Centrales, ils te racontaient toujours des histoires pour t'ensorceler, ces salopards. Ici, sous elle, le sable était jaune et gris ; il sentait les cigarettes qu'on y avait écrasées et il pouvait lui couper la peau si elle s'y frottait. C'était dégoûtant, mais c'était comme ça le sable de Casablanca. Au moins c'était un sable vrai."
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