Avec "Carnaval", le jeune romancier Hector Mathis transforme l’essai
Il avait été remarqué pour son premier roman en 2018, "K.O.", écrit d’une langue alerte, slamée. Son talent crève à nouveau la page dans son deuxième livre.
Hector Mathis avait été l’une des révélations littéraires de la rentrée 2018. Dans "K.O.", il racontait alors la fuite effrénée de ses personnages dans un Paris grondant le soir du 13 novembre. Son style acéré, rythmé, maniant la langue comme des notes discordantes, avait tapé dans l’oreille des libraires. Avec son deuxième roman, Carnaval, la suite du premier – mais qui peut se lire indépendamment - nous retrouvons ses personnages et sa plume, qui n’a rien perdu de sa verve, au contraire : un talent se confirme.
L’histoire : Sitam a brutalement quitté les siens lorsqu’il a appris sa maladie, préférant sans doute ne pas leur imposer une déchéance qu’il pense certaine. Il a entre autres laissé derrière lui du jour au lendemain "la môme Capu", son amoureuse, sa douce, avec qui il a coupé tous les ponts. Lorsque l’un de ses vieux amis meurt dans un accident de la route, il retourne dans la banlieue de son adolescence pour l'enterrer. L’occasion de retrouver sa bande de potes, et d’évoquer les années de débrouille et de déglingue.
La banlieue, la "grisâtre", comme il l’appelle, Sitam s’était juré de la quitter à tout jamais, mais ces retrouvailles lui permettent d’en saisir toute la singularité suintante et attachante : "Chaque fois que j’y remets les pieds le goudron m’agrippe les chevilles. J’ai de plus en plus de mal à en décoller. Avec les souvenirs, les visages et les odeurs. Ce qui manque le plus une fois dans Paname ce sont les détails. Les façades par exemple. Ici elles transpirent de la crasse et du lierre, parcourues par une gouttière qui fait comme une veine, courant sur la saleté. C’est pour cela que j’aime tant la grisâtre. Le contraste s’exprime ailleurs. Dans la capitale des affichages sont propres et les rues sont sales. La grisâtre ne ment pas. Elle tombe droit sur les gens, droit sur les âmes."
Comme une partition de jazz
L'écriture singulière d'Hector Mathis nous happe à chaque page. Verte, brute de décoffrage, bourrée d'argot et d'images, joliment agencée, elle s'immisce dans les âmes de ses personnages décrits avec beaucoup de tendresse et d'indulgence : "On se marrait fort tous les cinq (...) On était seuls. Grand Jean fuyait l'école, Benji la solitude, le Muco la maladie, L'Allemand sa famille et moi l'ordinaire."
Derrière cette apparente explosion verbale, rien n'est ici laissé au hasard. Comme dans une partition de jazz, les thèmes reviennent, et laissent entre eux la place à l'improvisation, mais une improvisation tout en maîtrise d'un récit qui se déplie, entrecoupé de descriptions laissant la part belle aux sensations : "D'abord les poumons plaqués contre le siège. Ensuite la mer puis une autre, superposée. Champignons, en explosions figées, fumée pleine, statique, aléatoire. Indéboulonnable. Des chaînes de nuages qui se dissipent enfin pour nous laisser voir la terre. Notre sol. Notre pays biscornu, vallonné, drôlement ponctué de morceaux verts et marron, toutes les nuances, et déchiré de routes, de rivières, de crêtes, gonflé de montagnes qu'on voudrait becter, éraflé d'épaisses forêts. Et tuméfié de villes pour finir. De la ville partout. Qui devient continent."
Ces paroles, on les croirait presque sorties d'une chanson. Ce que ne renie pas Hector Mathis, lui qui s'était d'abord lancé dans le rap, avant de noircir des pages de son écriture sophistiquée. Mais la musicalité demeure, car l'auteur écrit toujours à voix haute, faisant "sonner" le texte avant de le coucher.
Des inspirations littéraires
On sent aussi derrière cette verve les premières amours littéraires d'Hector Mathis : Céline - dont il prolonge l'écriture parlée, poétique et argotique des années 1930, version 2020 - mais aussi Cioran, Kafka, Dostoïevski et Calaferte que l'auteur affectionne. Une langue sans cesse réinventée, comme antidote à une littérature figée, artificielle. Grâce à des mots qui s'entrechoquent, et qui ainsi prennent vie.
Carnaval, d'Hector Mathis, paru le 19 août 2020 aux éditions Buchet-Chastel, 224 pages, 16€.
Extrait: "Ensemble, nous sillonnions les rues de neuf heures du matin jusqu'à l'heure du dîner. Un jour, nous nous sommes lancé un défi : suivre une ligne droite, quels que soient les obstacles que nous pourrions rencontrer. En respectant cette consigne nous avons fini par traverser les grillages, les murs et les jardins sans jamais rebrousser chemin. Il arrivait qu'un propriétaire sorte de chez lui, prêt à nous filer une trempe, nous ordonnant de nous arrêter en nous couvrant d'insultes. Si bien que le Muco s'est fait attraper par le col et s'est pris une telle branlée qu'il est rentré chez lui la larme à l'oeil, le derche en morceaux, boiteux et incapable de s'asseoir plus d'une minute pendant une bonne semaine. De tout manière les gens n'aimaient pas nous voir dans le décor. On nous soupçonnait toujours d'une saloperie. J'ai le sentiment d'avoir été présumé coupable toute mon enfance.Qu'on attendait de moi des excuses. Au moins que je rougisse d'être là. Que je frémisse d'être né. Que je comprenne bien que j'étais de trop, qu'on était tous de trop et qu'en vertu de ça faudrait commencer à se faire petit, discret, inexistant. Quelle audace d'être en vie ! En pleine grisâtre, comme ça, à n'importe quelle heure ! "
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