Avec "Harvey", la jeune romancière américaine Emma Cline se glisse dans la peau du magnat déchu 24 heures avant son procès
Passer d’un roman sur le meurtre de Sharon Tate à un autre décrivant les derniers instants de liberté conditionnelle d’Harvey Weinstein, il fallait oser… Emma Cline, jeune auteure américaine l’a fait, et on ne peut que lui tirer son chapeau, tant ce qui aurait pu être un sujet casse-gueule se révèle tout à fait maîtrisé.
L’histoire : Harvey, dont toute ressemblance avec un personnage existant ou ayant existé n’est pas purement fortuite, est retranché avec un bracelet électronique à la cheville dans une luxueuse villa prêtée par des amis, qui jouxte, à l’extérieur de New York, celle de l’écrivain Don DeLillo. Pendant 24 heures, Emma Cline nous fait vivre à l’intérieur de la tête de cet homme qui fut le magnat d’Hollywood, et garde toujours une illusion de toute-puissance. Harvey, d’Emma Cline, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Jean Esch, est publié aux éditions de La Table Ronde le 6 mai 2021 (112 pages, 14€).
Voyage à l'intérieur du déni
Il est l’homme le plus haï de la terre. Accusé par 93 femmes de viols et agressions sexuelles alors qu’il est au faîte de sa gloire, lui le producteur le plus puissant d’Hollywood ne va rien pouvoir faire pour arrêter le flot de la vague Metoo naissante, et surtout sauver sa peau. Mais en cette dernière journée, à la veille de son procès, il a encore l’illusion qu’il va y arriver. Les rares personnes qu’il réussit à joindre au téléphone tentent de lui faire entrevoir sa chute inéluctable, mais c’est peine perdue. Harvey va vivre ces derniers instants dans le déni. De ce qu’il a fait, de la sanction qu’il encourt, des souffrances infligées, de l’indignation suscitée : rien n’atteint son cerveau ou sa conscience. Seul le gêne ce bracelet électronique qui lui scie la cheville, l’entravant dans ses déplacements.
Et ce jardin un peu trop vert dans cet État, celui de New York, trop ennuyeux pour lui : "Ce jardin n’était qu’une couverture de terre, parsemée de rosée dans les premières lueurs grises de l’aube. Il ne s’était jamais vraiment plu dans cet État. Si vert, mais un vert de banlieue, un vert banal. Les maisons avec leur air colonial, le ruissellement d’un étrange système de valeurs de la côte Est qui ne lui avait jamais paru très convaincant. Tous ces cerfs qui surgissaient sur les routes et causaient des accidents."
Plongée au coeur de l'abject
La prouesse d’Emma Cline, c’est de nous plonger au cœur de l’abject, mais de manière ordinaire. C’est le pouvoir de la fiction, et de ses mots qu’elle manie avec simplicité, sans obséquiosité et pourtant avec une grande justesse. Elle décrit avec précision les mécanismes d’aveuglement en place, sans jamais verser dans la psychologie de comptoir : "On renonçait à un tas de choses, on devait s’habituer à la honte mais pas facile d’abandonner totalement la vanité." Sa plume est fraîche, tranchée, sans fioriture, sûre, sans être arrogante.
Une solidité qui lui avait déjà valu d’être remarquée dès son premier roman, en 2016. Avec The Girl, elle se plaçait dans la tête d’une jeune Californienne un peu paumée, qui rejoignait une secte - on devinait celle du gourou Charles Manson qui a perpétré la tuerie de la villa de Roman Polanski dans les années 1970. Aux États-Unis, son roman avait suscité un engouement si fort que la jeune femme était devenue un phénomène littéraire dès sa publication. Il avait ensuite été traduit en 34 langues partout dans le monde.
Ecrire pour échapper au tumulte et à l'ennui
Avec trois livres publiés, et près de deux millions de dollars en poche, elle aurait pu en rester là. Mais c’était sans compter la plume qui la démangeait. Emma Cline, née en 1989 dans une famille de vignerons de la Napa Valley en Californie, qui compte sept frères et sœurs, s’est construit un monde à elle, fait de feuilles et de mots qui s’y déploient, pour échapper à la fois au tumulte et à l’ennui.
D’une personnalité discrète, à l'extrême inverse du fracas qu’elle a provoqué en déboulant dans le monde des lettres, Emma Cline est peu adepte des mondanités, et préfère de loin accomplir ses deux activités favorites : la lecture et l’écriture. Avec Harvey, son dernier roman, elle prend les armes sans crier gare contre le "politiquement correct", et c’est la littérature qui triomphe, sans qu'on y prenne garde.
"Harvey", d’Emma Cline, traduit de l’anglais (États-Unis) par Jean Esch, publié aux éditions de La Table Ronde le 6 mai 2021 (112 pages, 14€).
Extrait : "Il consulta ses mails. Les sites d'info. Il chercha son nom. Survola la section commentaires, une habitude récente. Une contrainte plutôt. Il s'obligeait à patauger dans le vitriol jusqu'à ce qu'il trouve au moins un commentaire gentil. Il y voyait un présage : dès qu'il avait lu cet unique commentaire gentil, il se sentait libéré, le sort était brisé, il pouvait réintégrer la vraie vie. Cela prit du temps cette fois-ci, mais il le trouva :
Dissident1973 : C'est trèèès INTERESSANT de voir les filles pleurer tout à coup alors qu'elles réclamaient du boulot et des voitures à l'époque ! Harvey n'est pas un monstre c'est pas sa faute s'il avait ce qu'elles voulaient et s'il a pris tout ce qu'il pouvait comment lui en vouloir !!!
Dissident1973 n'était pas l'avocat le plus éloquent, mais ça lui redonna du courage, une petite impression de victoire. Tout allait bien se passer. Et pourquoi ne serait-il pas confiant ? Un des jeunes avocats lui avait envoyé par mail les PDF de toutes les pièces à conviction, et lui avait montré comment faire défiler les preuves qu'ils avaient accumulées au cours des deux dernières années. Un simple coup d'oeil et tout était là : les photos de chacune d'elles, en train de le serrer dans leurs bras. De l'embrasser sur la joue ! Elles se collaient contre lui, elles pressaient leurs visages contre le sien, c'était tout juste si elles se faisaient pas sauter, là, sur le tapis rouge. Après, elles l'appelaient Oncle Harvey.
C chouette 2 te voir Trésor, merci mon chou, comment tu vas TOI ???
Je t'aime, tu me manques, HAHAHAHA tu es le meilleur !!!
Lui-même avait oublié qu'elles en faisaient des tonnes, jusqu'à ce qu'il voie tout ça rassemblé au même endroit. Stupéfiant, absolument supéfiant, comment est-ce que ça avait pu aller aussi loin ?
Il pouvait - et il l'avait fait - passer des journées entières, frénétiques, à lire toutes les preuves, de plus en plus furieux ; sa tension montait, ses yeux retrécissaient et se plissaient sous l'effet de la fureur accumulée. Certaines nuits, au lieu de dormir, il avait lu et relu les pièces de son procès, convaincu qu'il y avait quelque part une ligne, une seule, négligée, qui mettrait fin à tout ça. C'est notre boulot, disaient les avocats. On s'en occupe. Mais il avait appris que personne ne se souciait réellement de ce qui vous arrivait, à part vous-même. "
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