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"Ça raconte Sarah", la passion selon Pauline Delabroy-Allard, en mode saphique

"Ça raconte Sarah" (Editions de Minuit) est le récit d'une passion amoureuse entre deux femmes. Avec ce premier roman court et dense, Pauline Delabroy-Allard évoque avec une précision de chirurgien cet état qui emporte tout sur son passage, quel que soit le sexe des protagonistes. La jeune romancière, déjà deux fois primée pour ce premier roman, est dans la première sélection du Goncourt.
Article rédigé par Laurence Houot
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 5min
Pauline Delabroy-Allard, auteure de "Ça raconte Sarah", (Editions de Minuit)
 (Catherine Gugelmann)
L'histoire : La narratrice est jeune professeure dans un lycée. Elle élève seule sa fille de quatre ans. En "latence", depuis que le père de sa fille est parti, elle partage sa vie sans conviction avec un nouveau compagnon, un Bulgare, on n'en sait pas plus.

Sarah est violoniste, exubérante, souvent mal fagotée, le verbe fleuri, fougueuse, fonceuse, joyeuse. Un tourbillon. Et c'est comme ça qu'un soir, la narratrice s'ennuyant ferme dans un dîner de Nouvel an, que Sarah entre dans sa vie. Comme un ouragan.

Les premiers symptômes se font rapidement sentir : être suspendue au prochain rendez-vous, avoir le cœur qui bat trop fort, écouter en boucle un CD offert par Sarah (un quatuor de Beethoven, joué par Sarah), vouloir tout savoir de ce qui intéresse l'autre. Sans se l'avouer. C'est Sarah qui fait le premier pas, offrant à la narratrice "l'aveu comme un cadeau". Elle se laisse emporter. Nouvelle naissance dans les bras de Sarah, "sa beauté mystérieuse, son nez cassant de doux rapace, ses yeux comme des cailloux, verts, mais non, pas verts, ses yeux d'une couleur insolite, ses yeux de serpent aux paupières tombantes".

La suite conte la passion. Les premiers rendez-vous, "découvrir qu'elle prend plaisir exactement aux mêmes choses que moi", aller au concert, au cinéma, sortir dans Paris, la joie d'être ensemble, le chagrin des séparations, le bonheur des retrouvailles, les baisers volés, les nuits d'amour, les bars, les étreintes à la sauvette, les orages, les ivresses… Les deux femmes sont en orbite, perchées haut, très haut, gonflées de bonheur, le sentiment pour la narratrice, d'être enfin vivante.

Les mots de la passion

Pauline Delabroy-Allard usine son texte de manière à en faire la chambre d'écho de l'état de passion. Des phrases qui s'allongent dans le tâtonnement, à chercher inlassablement le mot juste pour décrire l'être vénéré, et qui traduisent la fièvre, et la jouissance d'en parler. Tout le reste, englouti par le typhon, est déplacé au second plan, désincarné, mots neutres, phrases expédiées.

Parfois, la narratrice se pose, essaie de comprendre ce qui se passe en elle en s'accrochant aux mots. À leur définition. Aux faits, à leur histoire. Revenir sur terre. S'accrocher au réel. Le texte est ainsi lardé de paragraphes informatifs -définitions du dictionnaire ou fiches en mode Wikipédia- textes secs, sans affect, avancés comme des tentatives de cure. On reprend son souffle.

"Passion. Du latin patior, éprouver, endurer, souffrir. Substantif féminin. Avec une idée de durée de la souffrance ou de succession de souffrances : action de souffrir. Avec une idée de démesure, d'exagération, d'intensité : amour considéré comme une inclination irrésistible et violente, porté à un seul objet, dégénérant parfois en obsession, entraînant la perte du sens moral, de l'esprit critique et pouvant provoquer une rupture de l'équilibre psychique. Dans la philosophie scolastique, ce qui est subi par quelqu'un, ce à quoi il est lié ou par quoi il est asservi."

Le roman de Pauline Delabroy-Allard est constitué de deux mouvements. Chapitres courts, parfois une seule phrase, la première partie emprunte la forme d'une spirale ascendante, qui s'enroule autour du coup de foudre, "ce moment précis et minuscule, un basculement d'une seconde à peine".

S'agrègent à ce noyau toutes les manifestations de la passion, des plus profondes aux plus "cucul". Les mots s'agglutinent, les mêmes, répétés, auxquels s'en ajoutent d'autres, et d'autres encore, un refrain à chaque tour enrichi, obsessionnel. Et, au cœur du tourbillon, cette phrase jaillissant du texte comme un diable de sa boîte, "elle est vivante", phrase scandée comme un mantra "elle est vivante". Une phrase simple, qui résume tout, et qui annonce, dans l'ombre, le malheur à venir.

Redescente

Le second mouvement prend la forme d'une spirale descendante. Premières fissures dans la passion. Sarah tombe malade. "Son profil de morte" remplace "Elle est vivante". Le corps se dégrade, la mort guette. Réalité ou allégorie d'un amour finissant ? Peu importe, les deux événements se déroulent dans une même impulsion, qui conduit à une mort certaine.

Les histoires d'amour finissent mal, en général, comme dit la chanson. La narratrice s'enfuit en Italie. Derniers sursauts. Ce qui faisait aimant se fait répulsif. Les phrases se délitent. Les chapitres s'allongent. Le rythme ralentit. L'ouragan est passé. Paysage de désolation. Presque on s'ennuie. La flamme s'éteint doucement, c'est fini.

Pauline Delabroy-Allard concentre dans ce premier roman audacieux, court et dense, tous les tumultes de la passion amoureuse, de la naissance à la mort. Qu'ici ce soient deux femmes ne change rien. L'éducation sentimentale ne s'encombre pas de la forme des corps.

La primo-romancière a déjà remporté le prix des libraires de Nancy et le prix Envoyé par La Poste.  "Ca raconte Sarah" figure dans la première sélection du Goncourt, le plus prestigieux des prix français. 
 
"Ça raconte Sarah", de Pauline Delabroy-Allard
(Minuit – 189 pages – 15 euros)

Extrait :

21.

Son parfum. Son odeur. Sa nuque. Ses cheveux. Ses mains. Ses doigts. Ses fesses. Ses mollets. Ses ongles. Ses lobes d'oreille. Ses grains de beauté. Ses cuisses. Sa vulve violine. Ses hanches. Son nombril. Ses tétons. Ses épaules. Ses genoux. Ses aisselles. Ses joues. Sa langue.
Elle me laisse à un coin de rue, le lendemain, sur le chemin du lycée. Elle me fait un signe du menton et s'élance sur le trottoir. Elle me laisse sans savoir que j'ai les mains qui tremblent, qui ne s'arrêtent pas de trembler toute la journée, incrédules de ce qu'elles ont fait, de ce qu'elles ont touché. Elle me laisse sans savoir qu'à la fin de la matinée je prends rendez-vous chez le médecin, bien incapable de travailler plus longtemps, qu'il me met en arrêt maladie pendant deux jours, que je me précipite sous ma couette dormir dans ton odeur, en plein après-midi. Le lendemain je déplie l'arrêt maladie, pour l'envoyer. Dessus, le médecin a écrit : altération de l'état général.

22.

L'amour avec une femme : une tempête."

"Ça raconte Sarah", page 34-35
 

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