"Canoës" : Maylis de Kerangal explore la voix humaine dans un recueil de nouvelles
L'autrice de "Réparer les vivants" s'attaque dans ce recueil de nouvelles à la voix, à sa texture mais aussi aux effets et au pouvoir qu'une voix peut avoir sur nous.
L'auteure très primée de Réparer les vivants (2014) revient avec Canoës, un recueil de nouvelles publié le 13 mai aux éditions Verticales. Au centre de ce recueil, Mustang, une "novella" (une longue nouvelle), autour de laquelle, "tels des satellites", gravitent sept autres récits courts.
La romancière entend avec cette somme de textes "sonder la voix humaine", sa texture, sa "matérialité, ses pouvoirs". L'apparition d'un canoë, souvent inattendue, dans chaque nouvelle, nous fait naviguer avec plaisir dans cette promenade vocale.
Dans Mustang, on est avec une jeune femme exilée aux États-Unis, "décollée" d'elle-même, dit la narratrice, depuis qu'elle s'est installée avec sa famille ("Kid", son fils et Sam, son compagnon) dans la petite ville de Golden, Colorado. La jeune femme a du mal à s'adapter, et elle est troublée par les changements qu'elle observe dans la voix de Sam, qui, constate-t-elle, occasionne d'autres changements dans la personnalité de l'homme qu'elle aime. Elle ne reconnaît plus cette voix qu'elle pouvait pourtant identifier parmi cent autrefois, cette voix qui "habite son oreille depuis si longtemps" et dont les changements révèlent la capacité de son compagnon à s'adapter, tandis qu'elle-même n'y arrive pas.
La puissance de la voix
Au fil des différents récits, on découvre des voix dont Maylis de Kerangal a voulu "capter la fréquence". Celles des hommes préhistoriques, que l'on ne peut pas entendre, mais qu'une jeune femme essaie d'imaginer, clouée sur une chaise de dentiste la bouche pleine d'une pâte pour prendre l'empreinte de sa bouche, les voix que l'on entend à travers les ondes de la radio, ou celle modifiée d'une amie de jeunesse.
On entend aussi la voix qui déraille d'une femme tentant en vain de donner sa voix aux sœurs Klang, deux obsessionnelles qui enregistrent les voix comme on collectionne les papillons. Mais aussi la voix d'une défunte, que son mari n'arrive pas à effacer sur le répondeur, ou encore celle d'un garçon bègue, butant sur les mots pour féliciter sa sœur bachelière, qui quittera bientôt la maison.
Un chœur de femmes et des canoës
Avec ce recueil de nouvelles, Maylis de Kerangal sonde la matérialité de la voix humaine, sa tessiture, ses effets, ses pouvoirs. Toujours racontée à la première personne, chaque histoire est portée par la voix, intérieure celle-là, d'une narratrice (et d'un narrateur, un seul). Ainsi Canoës fait aussi entendre un chœur de femmes, des mères, des filles, des sœurs, des épouses, des femmes "de tous âges, solitaires, rêveuses, volubiles, hantées ou marginales." Ces voix nous disent l'amour, la peur du changement, la fragilité de la vie, l'amitié et bien d'autres choses encore.
Comme à son habitude, Maylis de Kerangal accroche la matière de son sujet avec une langue très travaillée, qui donne à son récit une précision de microscope. La romancière capte et retranscrit les sensations, les perceptions de ses personnages, creusant à fond son sujet. Et puis il y a aussi ces petits canoës, sur lesquels on tombe, comme sur une fève dans la galette, et qui finissent par devenir au fil de la lecture un petit jeu auquel on participe avec plaisir. Ce motif répété figure parfaitement le mouvement qui nous transporte avec fluidité d'une histoire à l'autre, d'une voix à une autre.
Ce recueil de nouvelles, que l'écrivaine qualifie en quatrième de couverture de "roman en pièces détachées", est un exercice de style réussi, qui devrait plaire aux amoureux des mots, et des voix.
"Canoës", de Maylis de Kerangal (Verticales, 170 pages, 16,50 €)
Extrait :
Vers la fin du repas, les phrases ont commencé à chuter, comme des pierres dans les assiettes et les milliers de chuintements infrasonores que produisent deux personnes dînant dans la cuisine d'un vieil appartement –raclement de couverts contre la faïence, craquement des chaises de paille, glouglou de l'eau versée dans les verres, bruits des corps-, ont progressivement envahi la pièce. Ces changements de tonalité acoustique annoncent désormais que Lise s'apprête à évoquer sa mère et d'instinct je me suis rétracté. De fait, je l'ai vue poser calmement ses couverts, s'essuyer les lèvres, se pencher en avant, tendre vers moi son visage que façonnaient la lumière indirecte d'un spot et peut-être aussi la figure de Rose à qui elle ressemble parfois de manière troublante bien que fugitive. Elle a capté mon regard avec une telle intensité que plus aucune esquive ne l'a été possible. Papa – j'ai perçu la fébrilité de sa voix, contrôlée mais audible, et l'excès de solennité qui signale l'imminence d'une déclaration-, Papa, je voudrais que tu effaces la voix ce maman sur le répondeur du téléphone. (Extrait de la nouvelle "Un oiseau léger", "Canoës", pages 119)
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