"Ce qui reste des hommes" de Vénus Khoury-Ghata : l'humour et le loufoque pour conjurer l'insupportable solitude
Au soir de sa vie, une femme part en quête d'un homme qui l'aurait aimée et qui serait prêt à partager sa dernière demeure.
Avec Ce qui reste des hommes (Actes Sud), un bref roman à l'écriture dense, la poétesse et romancière franco-libanaise Vénus Khoury-Ghata aborde les thèmes graves de la solitude, de la vieillesse, de la perte avec humour et dérision.
Diane, une femme d'un âge certain qui ne sera pas dévoilé, envisage sa disparition et décide d'acheter une concession au cimetière. Elle commande une pierre en marbre rouge, "comme la poitrine du rouge-gorge qui t'a regardée avec insistance ce matin à travers ta fenêtre". C'est une tombe pour deux, et il lui prend l'idée farfelue de retrouver parmi les quelques hommes qui l'ont aimée celui qui voudra bien lui tenir compagnie sous la terre.
"Divorcée, veuve et sans enfants, tu as perdu de vue les rares hommes qui t'ont aimée. Ta mémoire en a gardé quatre. Pas énorme pour une vie."
"Ce qui reste des hommes"page 7
Le roman est écrit à la deuxième personne, comme pour mettre à distance le personnage de la narratrice. Celle-ci, pour faire face à la solitude, "insoutenable", s'est réfugiée dans l'écriture, pour faire revivre ses morts dans ses romans. En haut de la liste des hommes de sa vie, il y a Paul, le mari, trop tôt disparu et "inhumé dans une tombe appartenant à des amis où tu n'auras pas ta place".
Et puis un "grand homme" qu'elle a abandonné et dont la veuve lui envoie l'urne funéraire. Ne sachant qu'en faire, elle la place sous l'évier de la cuisine, avec les produits d'entretien. Et encore l'éminent sinologue, qu'elle ne pouvait accueillir chez elle parce qu'il était allergique aux poils de son chat. Elle l'a perdu de vue il y a bien longtemps alors qu'il était parti refaire la Longue marche de Mao.
La nuit, Diane fait des rêves étranges. Le rêve, dit-elle, est le "seul moyen de retrouver tes morts". Le regard ironique de son amie Hélène s'immisce rapidement dans le récit. "Tu ferais mieux d'embaucher un vivant, un grand costaud capable de réchauffer ton lit et tout le reste", lui dit-elle.
Deux femmes un peu fantasques
Hélène, elle, ne s'est jamais remise de la mort de son mari, avocat tué il y a vingt ans dans leur grande maison de la Côte d'Azur construite face à la mer, et dont on n'a jamais retrouvé les assassins. Les deux femmes un peu fantasques ont pris l'habitude de faire tourner un guéridon pour tenter de convoquer les esprits de leurs maris défunts.
Alors que Diane est à la recherche de ses anciens amants, Hélène décide de retourner dans la bâtisse du sud, où elle n'a jamais remis les pieds, pour la mettre en vente. Elle y vit une expérience des plus loufoques, qu'elle raconte à son amie dans de longues lettres à l'ancienne. Elle est accueillie par un couple de squatteurs improbables, un "grand blond" et "un petit charbonneux", Angelo et Luca. Passé la surprise, ils l'accueillent chez elle avec du feu dans le cheminée, des petits plats et les bons vins de la cave de son mari. Le trio part en virée dans les casinos, à ses frais. Elle reprend goût à la vie au contact des deux lascars, qui s'occupent l'un à faire des herbiers, l'autre à dessiner des papillons. Pourtant, le voisinage les soupçonne d'être les assassins de son époux.
On lit avec délice les extravagance de ces deux femmes qui, chacune à sa façon, cherchent à conjurer la solitude et l'angoisse de la mort, alors que "le monde est en train de s'effondrer et qu'il ne restera personne pour écrire ce qui s'est passé".
Vénus Khoury-Ghatta est née au Liban en 1937 et vit à Paris depuis 1972. Elle a publié 26 romans depuis 1971 et une trentaine de recueils de poèmes depuis 1966. Extrêmement prolifique, elle publie tous les ans, parfois deux ouvrages dans l'année. Elle a reçu une douzaine de prix dont le Goncourt de la poésie en 2011 pour l'ensemble de son œuvre, le grand prix de poésie de l'Académie française en 2009 et le prix Renaudot du livre de poche pour La fiancée était à dos d'âne en 2015. Egalement traductrice, elle a notamment traduit le poète franco-syrien Adonis.
"Ce qui reste des hommes", de Vénus Khoury-Ghata (Actes Sud, 128 pages, 13,80 €).
Extrait
- Paul, tu m'entends ? Est-ce que je te manque ?
- Peux-tu me dire où tu es Philippe ?
Ils étaient pathétiques, vos appels à travers la table prise de secousses, qui tapait le sol d'un pied rageur lorsque vous insistiez, comme si Paul et Philippe, qui ne s'étaient jamais rencontrés de leur vivant, ne tenaient pas à dire où ils se trouvaient ni si leurs veuves leur manquaient.
Jamais découragées, vous continuiez à les convoquer, à les harceler, éclairées par l'abat-jour qui vous rendaient blafardes. Tous les vendredis soir, jour de sortie pour les morts, d'après Hélène.
La guéridon devait lui dire si son homme était bien traité là où il se trouvait et s'il était en bonne compagnie. Elle laissait l'essentiel pour la fin :
- Tu connaissais tes assassins ? Tu peux me les décrire ? Donne des noms, Philippe.
Silence du bois et du socle ; la délation dans l'autre monde est mal vue. (Ce qui reste des hommes, p. 12)
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