"Cher connard" : les vertus du dialogue, par Virginie Despentes
Virginie Despentes scanne la société française et interroge dans un roman épistolaire post #MeToo ce qui reste du féminisme et plus largement de la rébellion, mais aussi de la fête, de l'amour, de la vie.
L'auteure de la trilogie Vernon Subutex enflamme la rentrée littéraire avec Cher connard, publié le 17 août 2022, un roman épistolaire mélancolique dans lequel deux personnages hors normes négocient le virage de la cinquantaine en décidant d'en finir avec les addictions, mais surtout en nouant le dialogue. Écarté du Goncourt, Cher connard est en tête des ventes depuis sa sortie, avec déjà plus de 60 000 exemplaires écoulés.
>> Virginie Despentes est l'invitée de la Grande Librairie le mercredi 7 septembre 2022
L'histoire : Rebecca est une star du cinéma français. Oscar l'a bien connue dans son enfance et dans son adolescence, elle était la meilleure copine de sa sœur Corinne. Il ne l'a jamais revue mais il a suivi de près sa carrière. Il était fan de cette "femme sublime qui initia tant d'adolescents à ce que fut la fascination de la séduction féminine à son apogée". Et puis un jour, il a maintenant pas loin de cinquante ans, comme elle, il l'aperçoit "en vrai" dans Paris.
Déception : "Pas seulement vieille. Mais épaisse, négligée, la peau dégueulasse, et son personnage de femme sale, bruyante. La débandade", écrit-il sur son compte Insta. "J'espère que tes enfants crèveront écrasés sous un camion et que tu les regarderas agoniser sans rien pouvoir faire et que leurs yeux gicleront de leurs orbites et que leurs cris de douleur te hanteront chaque soir", lui répond l'actrice, avant de le traiter de "bouffon".
Ainsi commence une relation épistolaire qui va durer plusieurs mois, alors que le monde s'apprête à vivre la plus grosse crise sanitaire de son histoire… Qui sont Rebecca et Oscar ? Qu'ont à se dire ces deux personnages que tout oppose?
La Belle et le "connard modèle courant"
D'un côté une actrice pulpeuse et sulfureuse, grande gueule, toute sa vie objet du désir et féministe convaincue. De l'autre Oscar, un gringalet, timide, peu séduisant, ne pouvant compter que sur sa petite notoriété d'écrivain pour séduire. Et encore, pas toujours : Zoé, son ancienne attachée de presse, l'accuse de harcèlement sexuel. Bref, un "connard en modèle courant" résume Rebecca. Zoé de son côté est devenue militante féministe après avoir été licenciée. Elle s'exprime sur son blog et elle est la troisième voix de cette histoire.
Au cours de leurs échanges, les deux protagonistes passent en revue toutes sortes de sujets, des plus graves aux plus légers. En vrac : l'enfance, #Metoo, l'abandon de certains quartiers par les pouvoirs publics, le viol, la prostitution, les addictions, le rap, la violence des réseaux sociaux, la maternité, la paternité, la psychiatrie, la littérature, le cinéma, l'orientation sexuelle, l'amour, la SNCF, la beauté et la fin des services publics, la répression policière, le "clean", les "shitstorms" et les régimes, Céline, Calaferte, le covid, la psychanalyse, le confinement, les banlieues, les prix littéraires, les émotions… Les deux protagonistes finissent aussi par se confier mutuellement leurs secrets les plus intimes.
Platon au royaume d'Insta
Après un démarrage explosif entre Oscar et Rebecca, les échanges, nombreux, nourris, sincères prennent peu à peu une tournure plus constructive. Le "connard" et l'actrice finissant par trouver le chemin du dialogue. Un dialogue au sens platonicien du terme, dans lequel les idées circulent, se frottent, se cognent, laissant au lecteur le soin de se faire sa propre idée sur les questions exposées. On ne détaillera pas ici le contenu, il faut lire le livre, très instructif à bien des égards.
Comment ces deux personnages si différents et d'accord sur rien parviennent-ils à nouer le dialogue ? C'est tout le mystère et la beauté de ce livre, qui pose aussi la question de l'avancée de l'âge, de ses outrages et de ses renoncements, et de la manière dont même les flamboyants rebelles sont contraints de négocier le virage.
Cher connard, comme son titre en forme d'oxymore l'indique, est un hymne à la sobriété et au dialogue, aujourd'hui quasiment rayé de notre paysage politique, social et intime, avec pourtant cette vertu d'apporter intelligence et apaisement. Avec ce roman en forme d'état des lieux à mi-parcours, Virginie Despentes s'en sort avec panache, comme d'habitude.
Cher connard, de Virginie Despentes (Grasset, 352 pages, 22 €)
Extrait :
"Je trouvais ça bien, l'argent. Ça sert toujours à comparer les choses, mathématiquement. Il faut juste évaluer combien ça vaut, ce que tu lui dois, puisque tu tiens tant que ça à régler ta dette envers elle. Mais j'ai vu qu'elles avaient l'une et l'autre un rapport ambigu avec le concept. Zoé fait partie de ces filles qui ont peur qu'être payées les fasse passer pour des femmes sans vertu :
- J'aime l'idée parce que c'est aller à la jugulaire. Les mecs ne pensent qu'à l'argent. Il n'y a que ça qui compte pour eux. Et j'en ai besoin. Mais son argent me démolirait, il aurait une odeur. Comme s'il m'avait achetée. Il se sentirait quitte. Et je me sentirais sale.
Je n'ai pas insisté. Une fois fixée sur ce que tu appelles « le jackpot », j'ai compris qu'on ne pouvait pas en vouloir à tes sous, vu que t'en as pas beaucoup. Vous vous contentez de peu, les littéraires... Elle a raison, Zoé, à ce tarif-là, autant ne pas négocier. J'ai proposé autre chose :
- Dis-lui de te faire des excuses publiques. C'est bien, ça, les excuses publiques. C'est humiliant.
- Je m'en fous de ses excuses. Il va s'excuser et recommencer le lendemain. C'est trop facile…
C'est alors que ta sœur, qui n'est pas à court de connerie, a eu cette idée surprenante :
- Demande-lui un doigt. De se couper un doigt. On n'a pas su quoi répondre. Corinne a développé :
- Il a pris quelque chose de ton intégrité. Tu prends quelque chose de la sienne. Tu dis qu'il t'a mutilée ? Il se mutile. Il y repensera chaque fois qu'il voit sa main. Ta sœur, entre la justice et sa mère, elle n'hésite pas une seule seconde - elle réclame la tête de sa mère. On sent que chez vous, les liens du sang sont sacrés. Mais pour la première fois, Zoé a rigolé. Elle a dit :
- À ce moment-là, je lui demande un rein. Ça sera toujours utile à quelqu'un". (Cher connard, p. 322)
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