"Cimetière d’étoiles" : le nouveau grand cru en forme de polar de Richard Morgiève
Le plus américain des écrivains français signe la suite de son précédent roman, "Le Cherokee", qui avait reçu le Grand Prix de littérature policière 2019. Jubilatoire.
Avec Cimetière d’étoiles, Richard Morgiève continue son retour aux sources : son dernier roman est la digne suite du précédent, Le Cherokee. On y retrouve l’effrayant tueur en série connu sous le sobriquet du Dindon, et des enquêtes qui se superposent, s’emmêlent avant de se dissoudre dans l’acidité de l’écriture morgiévienne. Cimetière d’étoiles est paru le 14 janvier 2021 aux éditions Joëlle Losfeld.
L’histoire : Nous sommes à El Paso, Texas, à la frontière mexicaine, au début des années 1960. Deux policiers véreux, un macchabée pouilleux, une disparition féminine, des espaces désertiques : le décor est planté. Pourquoi, à cet endroit, a-t-on tué un "gringo" ? Nos deux enquêteurs n’ont à première vue aucune piste. Mais des indices, ils en repèrent à la pelle : c’est un Marine, qui a fait la guerre de Corée, comme en témoigne l’un de ses tatouages. Mieux : un sniper, au vu de la callosité à la première pliure de ses doigts.
Ronnie Fletcher et Will Drake ne sont pas nés de la dernière pluie. Ils forment un duo depuis des lustres, et se vouent une admiration réciproque et silencieuse. On les surnomme gentiment les "sacs plastiques", eu égard à leurs méthodes redoutées et peu orthodoxes, mais efficaces. L’un parsème ses réflexions de citations sorties de la Bible, l’autre de sentences en latin : "Alterius non sit, qui suus esse potest*, a déclaré Drake. Le latin, ça lui venait en petite érection qui lui décontractait le gland."
* "Qu’il se garde d’appartenir à un autre, celui qui peut être lui-même."
Une écriture brute de décoffrage
Car l’écriture de Morgiève, c’est cela, du brut de décoffrage, de la poésie burlesque parsemée de phrases définitives et bien senties : "La vie ! Des moments vains ou absurdes dans un ordre mesuré par le temps, inventé par l’homme pour tenter d’avoir la main sur son existence." C’est surtout l’inverse du politiquement correct, comme lorsqu’il fait dire à ses flics lors de l’une de leur virée dans le Cercueil, leur voiture : "Ray Charles chantait : I Can’t Stop Loving You. Des conneries de nègre qui ne voyait que dalle."
Mais c’est aussi bien plus, des moments de pure grâce : "Une patrouilleuse a démarré. Son phare a éclaboussé de gouttelettes de lumière rouge les uniformes, les visages et le goudron étincelant. Fletcher se laissait absorber par le rêve. Et bien plus que mille ou dix mille étaient les impressions, les sensations – et elles laissaient comme quantité d’étoiles." Les paysages de l’Ouest américain ne sont jamais loin, imprégnant l’épiderme et l’âme des personnages : "La nuit était venue avec son cortège de fantômes, de chagrin et de terreur. Le mantra : survivre. La fenêtre était fermée mais on sentait l’odeur du ciel et du désert." Un ciel d'autres fois "si bleu qu’il aurait fallu y mettre des poissons rouges."
Roman noir, western, espionnage ...
Le romancier colle aux lois du genre, s’en amuse, les contourne. On retrouve ici comme dans ses livres précédents toutes celles du roman noir, mais aussi celles du western ou du roman d’espionnage. Un road movie parsemé de cadavres et d’humour noir : "Bref, Steve Perry a eu une expression d’horreur et de nouveau a reculé, à croire que sa mère avait accouché en marche arrière."
Jamais cependant l’auteur ne perd de vue son histoire, se jouant des temps narratifs comme des personnages qu’il nous fait croiser, plus tordus que nature. El Gnomo, par exemple, un nain handicapé qui tient une armurerie dans le quartier Secundo Barrio, le plus malfamé de la ville. Ou encore, "un couple de voleurs à la tire, composé d’un lama pure laine et de son proprio (…) Le proprio s’appelle le Lama et le lama on l’appelle Burt." Sans oublier de géniales comparaisons : "Laid et dingue tel le personnage d’un roman gothique écrit avec un Bic qui fuyait" ; et des séances de défonce dignes des meilleures scènes d’un film de David Lynch.
Le rêve américain version Morgiève
Si l’écriture s’élève au-delà de la truculence, le rêve américain avec Morgiève en prend un coup : "Marcher à pied au Texas, c’était quasiment un délit. De nuit, n’en parlons pas (…) A terme les Texans naîtraient avec des roues et une boîte automatique." Ou encore : "Les Nord-Américains aimaient le pétrole. Plus ils en consommaient, plus ils bandaient. Un jour, les condors auraient des masques à oxygène pour bouffer sans tomber dans les pommes."
Mais jamais les bons mots n’obèrent l’histoire, digne des meilleurs "page-turner". Le plaisir du récit est toujours là, celui d’un vrai conteur par lequel on se laisse prendre par la forme, inimitable, et par le fond. Une enquête qui nous emmène mine de rien sur la piste d’un complot d’Etat, et où l'on devine en arrière-plan rien de moins que l’assassinat de Kennedy, comme une ombre chinoise.
A mi-chemin du western et du gore, toujours à la lisière entre une violence abrasive et une tendresse éblouissante, Cimetière d’étoiles est un roman à la fois grisant, troublant et subtil, iconoclaste et brillant. La noirceur la plus absolue ne perd jamais de vue la seule raison de vivre de ces hommes atomisés dans un monde trop grand pour eux : la tension vers un élan d’amour avide d’infini, jamais comblé, ou de manière si furtive.
"Cimetière d'étoiles", de Richard Morgiève, paru le 14 janvier 2021 aux éditions Joëlle Losfeld, 466 pages, 22€.
Extrait : "Il avait longtemps prié Dieu et Dieu ne lui avait pas répondu. Il s'appelait Rollie Fletcher pour l'état civil, ça suffisait à la plupart des gens. Dans le faisceau lumineux de sa torche, le gars était couché sous la lune, sur le ventre, en chaussettes. Fletcher s'est accroupi. Là-bas, le loup l'a épié une dernière fois et s'est faufilé entre les yeuses. Le gars couché ne bougeait pas, le gosse non plus. Lui vivait mais la vie était incertaine. Il vivait pour le moment, assis sur les talons, coiffé d'un Stetson qu'il avait trouvé dans une poubelle pour faire cow-boy. Fletcher entendait la radio de la Ford garée à cinquante pas sur la piste, les pas de Will Drake qui s'est arrêté entre lui et le gosse."
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