Dans "Rivage de la colère", Caroline Laurent dévoile un pan d’histoire méconnu de la décolonisation dans l’océan Indien
L'archipel des Chagos, relié à l'île Maurice jusqu'en 1967, a été vendu aux Britanniques lors de l'indépendance de Maurice ; ses habitants furent évacués, leurs îles transformées en base militaire. Aujourd'hui, le drame est toujours en jugement devant la Cour Internationale de Justice de La Haye.
La jeune éditrice franco-mauricienne Caroline Laurent, déjà remarquée pour son premier ouvrage co-écrit avec Evelyne Pisier (Et soudain la liberté, aux éditions Les Escales) publie son deuxième roman : une histoire romanesque au souffle puissant, sur l'île de Diego Garcia, dans l’océan Indien, qui a été vidée de ses habitants pour l’installation d’une base américaine. Rivage de la colère (Ed. Les Escales) est en librairie à partir du 9 janvier 2020.
L'histoire: Marie-Pierre Ladouceur vit depuis toujours sur l'île de Diego Garcia, dans l'océan Indien. Une vie faite de petits riens, pieds nus, entourée des siens, lorsque débarque Gabriel, un jeune Mauricien venu de la ville qui l'éblouit, avec ses traits fins, sa timidité, et son allure toute en élégance et en réserve. S'ensuit une histoire d'amour fou, qui va accompagner le lecteur pendant tout le livre, en parallèle de l'histoire de l'île et de ses habitants. Gabriel est venu seconder l'administrateur de Diego Garcia, qui est une dépendance de Maurice. Mais lorsque l'île Maurice accède à l'indépendance en 1967, le destin de ses habitants, ainsi que celui de Marie-Pierre et Gabriel, va être bouleversé.
L'histoire d'une injustice
Caroline Laurent retrace cette histoire qui court sur plusieurs décennies, à travers les souvenirs du fils de Marie-Pierre et Gabriel, pour porter à notre connaissance l'une des failles de l'histoire de la décolonisation, totalement méconnue. En 1965, le Royaume-Uni accepte le principe d'élections générales qui décideront de l'indépendance de l'île Maurice et de ses dépendances. Mais dans le plus grand secret, il est décidé que certaines de ces dépendances, dont les îles Chagos, au nord-est de Maurice, resteront sous administration britannique. Le but : donner ces territoires en location aux Etats-Unis, qui vont y créer une importante base militaire.
Mais l'accord du Royaume-Uni et des Etats-Unis stipule que les îles doivent être vierges de leurs habitants. La suite est extrêmement brutale. Les îlois, une population d'environ 2000 personnes d'origine africaine, installée là depuis la fin du 18e siècle, vont être embarqués de force sur le navire Nordvaer, déportés vers l'île Maurice et les Seychelles, et y connaître un sort misérable, devenant des parias. "Sauvage. Sagouin. Nègre-bois. Voleur. Crétin. Crevard. Fils de rien. Chagossien, ça voulait dire tout ça quand j'étais enfant. Notre accent? Différent de celui des Mauriciens. Notre peau? Plus noire que celle des Mauriciens. Notre bourse, vide. Nos maisons, inexistantes." Ils ne reverront jamais leurs îles. Mais ils finiront par se révolter, et leur révolte se poursuit encore aujourd'hui.
En mai 2019, l'assemblée générale de L'ONU a même adopté une résolution donnant six mois à Londres pour rétrocéder les îles Chagos à l'île Maurice. Une résolution qui fait suite à un avis de la Cour Internationale de Justice estimant que le Royaume-Uni avait illicitement séparé l'archipel des Chagos de l'île Maurice. Mais les six mois ont pris fin, sans que le Royaume-Uni ne se conforme ni à cette décision, ni à cet avis, qui sont non contraignants.
Depuis les années 1970, la base de Diego Garcia est devenue stratégique pour les Etats-Unis, jouant un rôle clef dans la guerre froide, ainsi que dans les bombardements en Irak et en Afghanistan dans les années 2000.
Un roman au grand souffle
Tout en finesse, Caroline Laurent nous embarque dans son roman écrit comme une fresque, et l'on suit avec avidité ses personnages attachants, et terriblement touchants, écrasés par l'Histoire, qui peu à peu vont retrouver leur dignité dans le combat. Eux qui sont pour la plupart analphabètes, reprennent vie grâce aux mots de la jeune écrivaine. Elle connaissait leur histoire par sa mère, mauricienne, qui la lui racontait étant enfant, et s'est longuement documentée sur les habitants des Chagos et leur déportation. La jeune femme a fini par les rencontrer et recueillir leurs récits. Le résultat : un ouvrage totalement romancé, mais dont la proximité avec les personnages emporte le lecteur, accompagné par un très beau sens du récit et du rythme, page après page.
Extrait : "Une grande piste aérienne. Des avions militaires à la gueule vert-de-gris, des requins volants, siglés US Air Force, alignés comme des cigares dans une boîte. Des barbelés disposés tout autour de la piste pour marquer symboliquement la frontière entre deux mondes. Il suffirait de lever les yeux pour voir un engin s'envoler dans la lumière du matin, faisant fuir les oiseaux. Certains s'en iraient lâcher des bombes peut-être, au-dessus de l'Irak, de l'Afghanistan, du Vietnam, qui sait. Le monde moderne ne serait que ça : un ensemble de territoires éclatés et dominés par une guerre des nerfs froide, implacable, réglée au millimètre près par des missiles lancés depuis des bases secrètes ; un monde d'alliances et d'intimidations à la folie exponentielle, dans lequel les puissants ne se contenteraient plus de leur puissance mais chercheraient la neutralisation absolue de toute force opposée ; un monde où les discours médiatisés l'emporteraient sur le reste - démocratie, liberté, partage, paix, justice, à d'autres !, le XXe siècle avait choisi son camp et ce serait celui du mensonge, de l'effroi et de la haine."
Rivage de la colère, de Caroline Laurent, paru le 9 janvier 2020 aux éditions Les Escales, (432 pages, 19€90).
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