Dans son roman "L’Alphabet du silence", Delphine Minoui pose un regard éclairé sur la Turquie autoritaire d'Erdogan
De la journaliste franco-iranienne spécialiste du Moyen-Orient et écrivaine Delphine Minoui, Prix Albert Londres 2006, on avait beaucoup aimé les deux récits précédents, Je vous écris de Téhéran et Les passeurs de livres de Daraya, Grand prix des lectrices de Elle 2018. Après l’Iran, dont une partie de sa famille est originaire, puis la Syrie à feu et à sang de la décennie passée, elle s’attaque cette fois à la Turquie actuelle, où elle réside depuis une douzaine d’années.
Avec L’Alphabet du silence, Delphine Minoui emprunte pour la première fois la voie du roman, c’est son premier, pour raconter la Turquie d’Erdogan. Un pays muselé, mis au pas, "en guerre contre les droits de l’homme" et "la pensée", écrit-elle, où un mot de trop sur Twitter, un simple slogan sur un T-shirt ou la signature d’une pétition qui déplaît au reis peut vous envoyer au cachot pour longtemps.
Alors que les Turcs sont appelés aux urnes pour le second tour de la présidentielle dimanche 28 mai, que le nationalisme ne cesse de gagner du terrain en Turquie et qu’une nouvelle victoire du président Recep Tayyip Erdogan se profile, cette fiction bien renseignée nous éclaire de l’intérieur. Elle nous plonge dans le quotidien d’un foyer d’enseignants stambouliotes victime de l’autoritarisme et des intimidations du pouvoir.
Jeté en prison pour avoir signé une pétition
Göktay et Ayla, parents d’une petite Deniz, 6 ans, sont tous deux professeurs d’université. Un jour de janvier 2016, au petit matin, des policiers cagoulés et armés jusqu’aux dents font irruption dans leur appartement d’Istanbul et emmènent Göktay manu militari. Son crime ? Avoir signé comme des centaines d’autres professeurs de l’université du Bosphore une pétition pour la paix en faveur de l’arrêt des opérations militaires visant les Kurdes dans le sud-est du pays. Considéré dès lors par le pouvoir comme un dangereux "terroriste" et un "traître à la nation", il est jeté en prison.
Sa détention dans des conditions difficiles, sans contact pendant des mois avec sa famille, sans acte d’accusation ni procès à l’horizon, ressemble à une mort lente destinée à le briser et à intimider le milieu universitaire. Sa détention durera 3 ans et demi, trois longues années en absurdie durant lesquelles il entame une grève de la faim jusqu’à ce que sa raison vacille.
Son épouse, Ayla, professeur de français à l’université Galatasaray, un établissement plus protégé en raison du traité de coopération qui le lie à la France, n’est pas une enseignante engagée. Ce n’est que progressivement, après être restée recluse un temps, qu'elle va s’impliquer dans la lutte contre les arrestations arbitraires et tout faire pour sortir son mari de prison.
Erdogan, l'aspirant sultan que rien n'arrête
Après la tentative de putsch de juillet 2016, la chasse aux sorcières contre les voix dissidentes entamée en 2013 s’intensifie. Des purges sans précédent ont lieu dans l’armée, la police, la justice, les médias. Les fonctionnaires et les universitaires se retrouvent assignés à résidence, interdits de sortir du territoire au nom de la défense de la patrie. Quelque 30 000 enseignants sont limogés ainsi que 1500 recteurs et doyens. Du jour au lendemain, les voilà privés de salaires, d’assurance sociale, de passeport et dans l’impossibilité de trouver un emploi.
Delphine Minoui se sert du personnage d’Ayla pour donner son point de vue et analyser l’état du pays. Ayla "ne reconnaît plus sa ville", cette "mégalopole indomptable de 16 millions d’âmes" où les mosquées, mais aussi les centres commerciaux futuristes et les gratte-ciels, poussent comme des champignons, autant de "mégaprojets issus de la folie des grandeurs d’Erdogan". Ce dernier, dont le portrait s'affiche partout, "s’emploie à revisiter l’époque ottomane, mais en ses propres termes", écrit-elle. "Dès qu’une occasion se présente, l’aspirant sultan remonte le temps sur les traces de Mehmet le Conquérant et de Soliman le Magnifique. (…) Il exalte le passé pour servir ses rêves de grandeur et de pouvoir."
La résistance s'organise à bas bruit
Dans son roman, Delphine Minoui donne aussi des raisons d’espérer. Elle montre comment la résistance s’organise en catimini, une veritable fronde souterraine. Certains montent sur les planches, d’autres font de la pédagogie sauvage dans les parcs, des détenus résistent par l’art et nombre de professeurs donnent des cours discrètement au fond de restaurants ou à distance en vidéo sur YouTube. Sans compter les courageux et courageuses qui manifestent jour apres jour, se font arrêter, payent une amende et recommencent le lendemain, obstinément.
"L’ironie de cette immense purge est peut-être (…) dans ce qu’elle crée de liens en divisant", remarque Delphine Minoui. Ayla "n’est plus seule. Elle se découvre une nouvelle famille. Une tribu. (…) Tous unis contre la langue du pouvoir, qui ment comme elle empêche de respirer."
Avec ce roman réaliste et informatif, l’autrice rappelle qu’une démocratie peut facilement se transformer en "démocrature" puis en dictature et qu’il en faudrait peu pour que la liberté que l’on prend pour acquise devienne soudain un combat. Son livre est aussi un hommage au désir de transmission chevillé au corps des enseignants, pour qui "les mots ont le pouvoir d’éclairer le monde".
"L'Alphabet du silence" de Delphine Minoui (éditions L'Iconoclaste, 20 €)
Extrait, page 133 :
"En moins de deux semaines, des milliers de sympathisants de Gülen ont été limogés, écroués, arrêtés, parmi lesquels des juges, des procureurs, des hommes d’affaires, des associatifs, des journalistes. Les purges, menées de façon très méthodique, laissent penser que les listes étaient déjà prêtes, que le putsch a servi d’alibi pour écarter cet ex-allié trop encombrant d’Erdogan et cibler, d’une pierre deux coups, la moindre voix dissonante. L’épuration en marche est sans limites. Des personnes sont poursuivies pour avoir simplement placé leur argent dans une banque accusée de proximité avec la mouvance güleniste. Les dernières télévisions indépendantes mettent la clef sous la porte. De "bons" citoyens sont encouragés à surveiller leur entourage."
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