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Deux livres du romancier italien Erri de Luca chantent la femme
Deux livres d'Erri de Luca paraissent simultanément en France (chouette, deux d'un coup !). Un roman, "Les poissons ne ferment pas les yeux" (Gallimard), raconte l'été initiatique d'un garçon de 10 ans, au cours duquel il comprend le sens du mot "aimer", un autre texte plus inclassable, "Les Saintes du scandale" (Mercure de France), recense et éclaire la vie de cinq figures féminines de la Bible.
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Les poissons ne ferment pas les yeux
L'enfant a dix ans. Comme tous les étés, il passe ses vacances sur une île, entre la plage et les pêcheurs. Cette fois-ci les choses sont un peu différentes, "L'enfance se termine officiellement quand on ajoute un zéro aux années (…) mais il ne se passe rien, on est dans le même corps de mioche emprunté des étés précédents, troublé à l'intérieur et calme à l'extérieur." L'enfant, on ne sait pas son nom, est le narrateur de 50 ans qui se souvient de cet été initiatique. Le garçon observe les adultes, enfermé dans l'enfance, et s'interroge sur le verbe "aimer", qu'il ne comprend pas très bien. Ce verbe qui "au plus fort" les fait se marier, ou se tuer, à cause duquel ils se disputent ou se taisent à table, et qui créé agitation et suspense dans les livres qui occupent sa chambre d'enfant du sol au plafond.
L'enfant est solitaire. Il ne joue pas avec les autres garçons, mais s'acharne sur les rébus et mots croisés. Cet été là, il y a toujours le pêcheur, qu'il observe et qui lui montre les gestes et l'esprit de la pêche : "En mer, c'est pas comme à l'école, il n'y a pas de professeurs. Il y a la mer et il y a toi. Et la mer n'enseigne pas, la mer fait, à sa façon."
Hommage à la femme téméraire
Sur la plage cet été là il y a aussi la fillette. Elle lit sous le parasol, à toute vitesse, des polars, comme la grand-mère du garçon. Il la regarde avec curiosité, mais c'est elle qui prend l'initiative. Leur amitié provoque la jalousie et la haine des autres garçons. L'enfant se livre alors volontairement aux coups des adolescents déchaînés, espérant que la brutalité le débarrassera de son corps d'enfant. C'est la fillette, avec la puissance d'une femme en devenir, qui se charge de faire payer l'acte barbare aux voyous.
Ce dernier roman d'Erri de Luca est un hymne à la femme, à la figure féminine et au premier amour, qui est à la fois un début et une fin. Comme Adam et Eve, les deux enfants connaissent leur "première nuit sans limite", et comme eux, sortis du jardin, "la vie ajoutée ensuite, loin de cet endroit, n'est que divagation."
Les Saintes du scandale
"Je ne suis pas athée. Je suis un homme qui ne croit pas". Ecrivain "sans un souffle de foi" mais pas athée - il ne veut pas se priver de Dieu- Erri de Luca n'a cessé d'explorer les textes sacrés. C'est dans sa période militante, quand il travaille comme ouvrier, qu'il prend l'habitude de commencer systématiquement sa journée par la lecture des Saintes Ecritures, en hébreu. Les réflexions autour de la Bible ont donné lieu déjà à plusieurs essais, "Un nuage comme tapis" (Rivages, 1994), "Noyau d'olive" (Gallimard 2004) ou à des romans qui en sont inspirés, "Au nom de la mère" (Gallimard 2009).
Dans "Les Saintes du scandale", il revient sur l'histoire de cinq femmes de la Bible. Tamàr, Rahàv, Ruth, Bethsabée, Miriam (Marie). "La première se vêtit en prostituée pour s'offrir à l'homme désiré. La deuxième était prostituée de profession et trahit son peuple. La troisième se glissa la nuit sous les couvertures d'un riche veuf et se fit épouser. La quatrième fut adultère, elle trahit son mari qui fit tuer son amant. La dernière tomba enceinte avant ses noces et l'enfant n'était pas de son époux."
"La beauté féminine est un mystère qui tourmente la pensée et les sens."
Ces cinq femmes, qui jamais ne chancellent, "vont contre les règles", "n'ont ni pouvoir ni rang, et pourtant elles président au temps." Ces femmes ont en commun de choisir d'appartenir à Israël et de servir un Dieu unique. "C'est par ces cinq femmes que passe l'histoire la plus ambitieuse du monde, celle du monothéisme et du messie", écrit Erri de Luca, dans ce livre qui rend hommage à la femme, porteuse de beauté et "sommet de perfection", capable de bousculer les règles par amour, et porteuse de la vie.
Une fois encore Erri de Luca décortique la langue hebraïque. A travers le verbe, il montre la complémentarité des deux genres, le féminin et le masculin, où les mots disent le rôle de chacun : "Le mâle se dit zakhar en hébreu qui vient du verbe rappeler. C'est en cela que consiste le masculin, recevoir et transmettre à la génération suivante le bagage sacré. Femelle se dit nekevà, en hébreu, du verbe graver. Femelle est incision, fissure, d'où sort la vie."
Le livre se ferme pourtant sur un homme, Ante Zemljar, poète yougoslave et ami d'Erri de Luca. Condamné aux travaux forcés sous Tito, il devait inutilement casser des pierres, jetées chaque jour à la mer. Ante Zemljar résiste à ces journées absurdes et harassantes en se persuadant qu'à l'intérieur de chaque pierre à casser est enfermée une étincelle prisonnière à délivrer… Erri de Luca se demande pourquoi il finit sur cette histoire d'étincelle. Nous on le sait, c'est parce qu'il est un écrivain de la lumière.
Les poissons ne ferment pas les yeux Erri de Luca, traduit de l'italien par Danièle Valin (Gallimard - 129 pages - 15,90 euros)
Les Saintes du scandale Erri de Luca, traduit de l'italien par Danièle Valin (Mercure de France - 100 pages - 15 euros).
L'enfant a dix ans. Comme tous les étés, il passe ses vacances sur une île, entre la plage et les pêcheurs. Cette fois-ci les choses sont un peu différentes, "L'enfance se termine officiellement quand on ajoute un zéro aux années (…) mais il ne se passe rien, on est dans le même corps de mioche emprunté des étés précédents, troublé à l'intérieur et calme à l'extérieur." L'enfant, on ne sait pas son nom, est le narrateur de 50 ans qui se souvient de cet été initiatique. Le garçon observe les adultes, enfermé dans l'enfance, et s'interroge sur le verbe "aimer", qu'il ne comprend pas très bien. Ce verbe qui "au plus fort" les fait se marier, ou se tuer, à cause duquel ils se disputent ou se taisent à table, et qui créé agitation et suspense dans les livres qui occupent sa chambre d'enfant du sol au plafond.
L'enfant est solitaire. Il ne joue pas avec les autres garçons, mais s'acharne sur les rébus et mots croisés. Cet été là, il y a toujours le pêcheur, qu'il observe et qui lui montre les gestes et l'esprit de la pêche : "En mer, c'est pas comme à l'école, il n'y a pas de professeurs. Il y a la mer et il y a toi. Et la mer n'enseigne pas, la mer fait, à sa façon."
Hommage à la femme téméraire
Sur la plage cet été là il y a aussi la fillette. Elle lit sous le parasol, à toute vitesse, des polars, comme la grand-mère du garçon. Il la regarde avec curiosité, mais c'est elle qui prend l'initiative. Leur amitié provoque la jalousie et la haine des autres garçons. L'enfant se livre alors volontairement aux coups des adolescents déchaînés, espérant que la brutalité le débarrassera de son corps d'enfant. C'est la fillette, avec la puissance d'une femme en devenir, qui se charge de faire payer l'acte barbare aux voyous.
Ce dernier roman d'Erri de Luca est un hymne à la femme, à la figure féminine et au premier amour, qui est à la fois un début et une fin. Comme Adam et Eve, les deux enfants connaissent leur "première nuit sans limite", et comme eux, sortis du jardin, "la vie ajoutée ensuite, loin de cet endroit, n'est que divagation."
Les Saintes du scandale
"Je ne suis pas athée. Je suis un homme qui ne croit pas". Ecrivain "sans un souffle de foi" mais pas athée - il ne veut pas se priver de Dieu- Erri de Luca n'a cessé d'explorer les textes sacrés. C'est dans sa période militante, quand il travaille comme ouvrier, qu'il prend l'habitude de commencer systématiquement sa journée par la lecture des Saintes Ecritures, en hébreu. Les réflexions autour de la Bible ont donné lieu déjà à plusieurs essais, "Un nuage comme tapis" (Rivages, 1994), "Noyau d'olive" (Gallimard 2004) ou à des romans qui en sont inspirés, "Au nom de la mère" (Gallimard 2009).
Dans "Les Saintes du scandale", il revient sur l'histoire de cinq femmes de la Bible. Tamàr, Rahàv, Ruth, Bethsabée, Miriam (Marie). "La première se vêtit en prostituée pour s'offrir à l'homme désiré. La deuxième était prostituée de profession et trahit son peuple. La troisième se glissa la nuit sous les couvertures d'un riche veuf et se fit épouser. La quatrième fut adultère, elle trahit son mari qui fit tuer son amant. La dernière tomba enceinte avant ses noces et l'enfant n'était pas de son époux."
"La beauté féminine est un mystère qui tourmente la pensée et les sens."
Ces cinq femmes, qui jamais ne chancellent, "vont contre les règles", "n'ont ni pouvoir ni rang, et pourtant elles président au temps." Ces femmes ont en commun de choisir d'appartenir à Israël et de servir un Dieu unique. "C'est par ces cinq femmes que passe l'histoire la plus ambitieuse du monde, celle du monothéisme et du messie", écrit Erri de Luca, dans ce livre qui rend hommage à la femme, porteuse de beauté et "sommet de perfection", capable de bousculer les règles par amour, et porteuse de la vie.
Une fois encore Erri de Luca décortique la langue hebraïque. A travers le verbe, il montre la complémentarité des deux genres, le féminin et le masculin, où les mots disent le rôle de chacun : "Le mâle se dit zakhar en hébreu qui vient du verbe rappeler. C'est en cela que consiste le masculin, recevoir et transmettre à la génération suivante le bagage sacré. Femelle se dit nekevà, en hébreu, du verbe graver. Femelle est incision, fissure, d'où sort la vie."
Le livre se ferme pourtant sur un homme, Ante Zemljar, poète yougoslave et ami d'Erri de Luca. Condamné aux travaux forcés sous Tito, il devait inutilement casser des pierres, jetées chaque jour à la mer. Ante Zemljar résiste à ces journées absurdes et harassantes en se persuadant qu'à l'intérieur de chaque pierre à casser est enfermée une étincelle prisonnière à délivrer… Erri de Luca se demande pourquoi il finit sur cette histoire d'étincelle. Nous on le sait, c'est parce qu'il est un écrivain de la lumière.
Les poissons ne ferment pas les yeux Erri de Luca, traduit de l'italien par Danièle Valin (Gallimard - 129 pages - 15,90 euros)
Les Saintes du scandale Erri de Luca, traduit de l'italien par Danièle Valin (Mercure de France - 100 pages - 15 euros).
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