"En salle", premier roman réussi de Claire Baglin dans les coulisses d'un fastfood
Dans "En salle" (Minuit) Claire Baglin entremêle le récit par une jeune femme d'un premier job dans un fastfood, avec celui de son enfance. Un premier roman remarqué par les premières sélections des prix de la rentrée littéraire.
Ce premier roman de Claire Baglin publié aux éditions de Minuit le 1e septembre est un récit composé d'allers retours entre le présent d'une jeune femme employée dans un fastfood et son enfance dans un milieu modeste.
L'histoire : la narratrice a grandi dans "une ville de passage", avec ses parents, sa maman Sylvie, son père ouvrier, Jérôme, et son frère Nico. Une famille modeste, pour qui chaque centime compte, pour qui les vacances au camping ou une sortie au fastfood revêtent un caractère festif et exceptionnel. Dix ans plus tard, la petite fille devenue adulte embauche dans l'un de ces fastfoods et découvre l'envers du décor. Graillon, chaleur, soumission du corps, répétition des gestes côté cuisine, stress des commandes au Drive, enfer en salle.
Pointeuse
Entre l'aliénation du labeur ouvrier de son père et son travail au fastfood, pas grand-chose n'a changé, sauf que l'enfance s'est envolée, et que la narratrice découvre sans filtre ce qu'elle pressentait autrefois dans les mots ou les gestes du père, ou quand elle l'observait en vacances en train de "fixer continuellement la mer comme si quelqu'un s'y noyait sans qu'il puisse intervenir".
Le fastfood a remplacé l'usine, les contremaîtres s'appellent les "managers", les ouvriers des "équipiers". On a enrobé le système dans un jargon managérial, mais rien n'a vraiment changé.
"Des rectangles surgelés tombent dans la panière. Je la saisis, mon poignet ploie, je la plonge et le minuteur commence le décompte. Les équipiers derrière moi disent augmente ta prod-là, fais ta prod'allez"
"En salle"p.107
La pointeuse, les rapports de force dans l'entreprise, les conditions de travail au bas de l'échelle, la déshumanisation des tâches, et surtout, le manque d'horizon, d'espoir, sont à peu de choses près les mêmes à l'usine qu'au fastfood. La différence, c'est que la narratrice, à la différence de son père embarqué pour la vie dans sa vie d'ouvrier, démissionnera à la rentrée, pour aller étudier et on l'espère, vivre une autre vie que la sienne.
Du rythme
Claire Baglin décrit avec une minutie de chercheuse en laboratoire ce microcosme social : ses codes, ses règles, son décor, son vacarme, ses protagonistes. La romancière passe d'un temps à l'autre, du passé au présent sans transition et sans gêne pour la lecture. Les deux récits, au présent, se font échos par simple juxtaposition, dans une composition syncopée comme une partition de jazz.
Phrases courtes, images frappantes, la même intensité soutient chacun des deux temps, celui de l'enfance, plus impressionniste, plus en perceptions, et celui du présent, scandé comme le cliquetis d'une chaîne d'usine, dans un registre quasi documentaire, quasi sociologique.
D'une écriture qui écarte radicalement toute psychologie, Claire Baglin parvient à nous faire partager les sentiments des personnages. On sent entre les lignes la tristesse d'une enfant percevant la misère qui l'entoure, et sa soif d'échappée. On partage la révolte d'une jeune adulte subissant de plein fouet la violence sociale qu'elle a pressentie toute son enfance dans les gestes, les mots, les non-dits du quotidien familial.
Au-delà de ce récit intimiste, à la loupe, la romancière brosse la peinture d'un monde plus large, le nôtre, à la serpe. Ce premier roman prometteur a déjà tapé dans l'œil des jurys des prix littéraires de la rentrée.
En salle, de Claire Baglin (Editions de Minuit, 160 pages, 16 euros)
Extrait :
"Nous tournons au milieu des étagères jusqu'à arriver devant une porte, le bureau des manageurs. Il faut frapper avant d'entrer. Plusieurs bureaux sont recouverts de documents et, au-dessus d'eux, des écrans de surveillance suivent l'activité en cuisine, au comptoir, et en salle. Le directeur balaye la pièce du regard, résume, ici les manageurs comptent la caisse et la directrice des ressources humaines détermine vos horaires de travail. Il pousse un énième battant et nous nous retrouvons devant la grosse pointeuse, au centre de la cuisine. Elle indique l'heure, il faut scanner sa carte, indiquer qu'on entre, qu'on sort, la pointeuse dit bonjour quand on entre et se tait quand on sort. Chaque fois qu'une carte est scannée, la pointeuse fait le bruit d'un flash d'appareil photo. Le directeur a fini la visite, il nous laisse avec une formatrice. Elle va nous apprendre la prise de commande au drive et l'encaissement. Les voitures défilent derrière la vitre." (En salle, p. 24)
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