"Entre eux", le romancier américain Richard Ford se souvient de ses parents
"L'un des premiers défis de la vie est de connaître pleinement ses parents – à supposer qu'ils vivent assez longtemps pour nous le permettre, qu'ils en vaillent la peine et que ce soit matériellement possible", nous dit Richard Ford dans son livre consacré à ses parents.
"Mieux nous savons voir nos parents sous toutes les facettes et tels que le monde les voit, plus nous avons de chances de voir le monde tel qu'il est", ajoute le romancier américain. Ce n'est pas rien donc, de prendre cette peine de se plonger dans la contemplation, l'auscultation de ses parents, même si, comme il le note dans l'introduction, "en tout état de cause, pénétrer le passé est une gageure dans la mesure où ce passé tend, sans complètement y parvenir, à faire de nous ce que nous sommes".
Richard Ford a choisi de faire ce récit en deux temps : une première partie du livre, "Au loin, je me souviens de mon père", a été écrite récemment. La seconde partie '"A la mémoire de ma mère" écrite il y a trente ans, traduite et publiée en français en 1994 (L'Olivier), sous le titre "Ma mère".
"J'ai tenté de voir le monde par leurs yeux"
"Entre nous" est l'assemblage de deux textes, simplement juxtaposés. "En écrivant ces doubles mémoires – à trente ans d'écart – j'ai laissé passer quelques incohérences et je me suis accordé la licence de raconter certains événements deux fois. Je veux croire que ce parti-pris rappellera au lecteur que j'ai été élevé par deux individus forts différents, chacun m'imprimant sa perspective, chacun s'efforçant d'être en harmonie avec l'autre – ensuite de quoi j'ai tenté de voir le monde par leurs yeux".Richard Ford remonte le temps pour écrire l'histoire de ses parents. D'abord celle de son père, voyageur de commerce, toujours sur les routes, puis de sa mère, qui l'accompagnait dans ses tournées. Ils se sont rencontrés jeunes, se sont mariés, et n'ont pas eu d'enfant. Enfin pas tout de suite, ce qui ne semblait pas contrarier la vie qu'ils s'étaient choisie : fusionnelle.
L'arrivée de Richard, tardive, est accueillie avec joie. Le couple est quand même contraint d'ajuster son organisation, jusque là bohème, mais la naissance d'un enfant n'entamera jamais le fil ténu qui les lie, jusqu'à la mort du père, prématurée. Richard Ford est cet enfant tardif, unique, toujours resté "entre" ses parents, des êtres au destin ordinaire et pourtant si singuliers. Mais tous les parents ne le sont-ils pas ?
Le roman familial
"Entre nous" se présente comme un tableau, que le lecteur est invité à contempler. Un dytique d'une grande simplicité au premier coup d'œil, mais qui se révèle au fil de la lecture d'une grande profondeur. Les différents plans du tableau sont donnés à voir par le romancier tantôt en avant, tantôt en arrière-plan, parfois en surimpression, laissant aussi des zones d'ombre, des parts floues…Richard Ford traduit merveilleusement en mots cette imprégnation de l'enfance dans la mémoire, et la manière dont cette mémoire est restituée, si l'on s'y penche, une fois l'âge adulte arrivé. Une réécriture du passé qui comprend aussi tout ce que l'enfant imagine, invente pour combler les trous, les manques, les vides, les blancs, qui sont les non-dits, les hors champs, les oublis et les zones interdites de la sphère parentale. Des espaces vacants qui au fil du temps se cristallisent dans nos mémoires et nourrissent les mythes qui nous construisent.
"Entre eux" est aussi un témoignage sur le lien filial, indissoluble, et sur le caractère inconditionnel des sentiments qui circulent entre un enfant et ses parents, et réciproquement. Richard Ford en fait un récit subtil, montrant comment tout cela s'exprime dans les toutes petites choses, et se révèle souvent dans les manquements, les ratages, donnant lieu à des regrets, une fois les parents disparus.
L'œuvre éclairée
L'auteur de "Canada", Prix Fémina 2013 a choisi de semer au fil de son récit des photographies. Elles font échos au récit familial, petits moments figés par l'objectif égrenant des informations que le lecteur peut à loisir confronter au récit, pour le conforter, ou pour le contredire."Entre nous" éclaire autant l'œuvre du romancier que l'homme. Comme l'ont fait en leur temps des monstres de la littérature, comme Albert Cohen, ("Le livre de ma mère"), Albert Camus ("Le premier homme"), ou encore Jean-Paul Sartre, ("Les mots"), Richard Ford fait un pas de côté pour plonger dans son enfance et porter son regard d'adulte et d'écrivain sur ses parents, ouvrant ainsi au lecteur une fenêtre sur les germes d'une vie et d'une œuvre. A la fois émouvant et passionnant.
"Entre eux", Richard Ford, traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Josée Kamoun (Editions d'e L'Olivier - 190 pages - 19,50 €).
Extrait :
Mais il ne se passe guère de jour ni d'heure que je n'aie une pensée pour mon père. Il y a des hommes qui gardent le leur toute leur vie, qui grandissent et atteignent l'âge d'homme dans son orbite et son champ visuel. . Tel n'a pas été le cas pour le mien ; cette vie-là je l'imagine, mais je ne peux que l'imaginer. Le romancier Michael Ondaatje a écrit : "Ce que je regrette le plus, concertant mon père, c'est de n'avoir pas eu le temps de lui parler en adulte". Moi c'est pareil, et ça ne l'est pas. Si mon père avait eu une longévité normale, il est probable que je n'aurais jamais écrit une ligne, tant son influence m'en aurai empêché. Ce n'aurait pas été une perte irréparable pour moi - puisque la vie est largement affaire de circonstances et qu'il nous revient d'en tirer le meilleur parti - mais aujourd'hui, il ne resterait même plus de lui cette trace ténue ; ses joies, ses épreuves et ses vertus - qui méritent pourtant d'être connues - seraient demeurées invisibles. Pour moi son fils, cette perte serait la dernière et la plus lourde de toutes".
"Entre eux", Richard Ford, page 101-102
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