"Fire Rush" de Jacqueline Crooks, un roman enivrant autour du dub et de la culture jamaïcaine

Dans son premier roman, l'autrice Jacqueline Crooks, née en Jamaïque et ayant grandi à Londres, nous immerge au cœur du dub, du dance-hall et de la culture jamaïcaine. Rédigé dans une prose inventive où la musique est reine, "Fire Rush" est aussi un puissant récit d'émancipation féminine.
Article rédigé par Laure Narlian
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 4 min
L'écrivaine Jacqueline Crooks, autrice du roman "Fire Rush" (Denoël & d'ailleurs). (DAVID LEVENSON / GETTY IMAGES EUROPE)

C’est un roman plein comme un œuf. De musique, de rythmiques, de senteurs, de fantômes, de trouvailles poétiques et de colère. Un roman initiatique en trois parties bien distinctes, qui démarre à la fin des années 1970, et que l’autrice, Londonienne d’origine jamaïcaine, décrit comme "le récit romancé de (sa) vie".

D’abord, il y a le son et les basses puissantes du dub, dont les racines plongent dans les révoltes d’esclaves. Ses rythmes syncopés aimantent la narratrice Yamaye et ses deux amies aux soirées dance-hall de la Crypte, un club underground bouillonnant niché dans le sous-sol d’une église en banlieue de Londres. Le seul endroit où elles et leurs semblables se sentent libres, dansant et pulsant chaque week-end comme si leur vie en dépendait dans des effluves de ganja. Le jour, elles travaillent à l’usine, la nuit, elles font tourner les têtes. "On porte notre style musical à même le corps. (…) Plis qui claquent comme des coups de fouet, textures mixées, jupes corolles à rembobiner le temps, à fond la frime."

"La meilleure de nos armes, c'est le son"

À la Crypte, Yamaye tombe amoureuse de Moose, un prometteur ébéniste qui lui ouvre ses bras et son cœur. Ensemble, ils projettent de filer en Jamaïque pour échapper à leur condition et au racisme de "Babylone", en cette saison d’émeutes à l’époque de l’avènement de Margaret Thatcher. Mais la mort de Moose aux mains de la police écourte rapidement ce bonheur, poussant la narratrice à demander justice avant de se lancer dans une quête éperdue d’elle-même et de ses racines.

Dans un cimetière, elle rencontre Monassa, mi-homme mi-spectre, et le roman glisse alors dans un registre plus sombre, au cœur d’un dangereux gang de Bristol et de son QG glaçant dont elle se retrouve graduellement captive. La troisième partie revient vers la lumière lorsque la narratrice, en fuite, s’envole pour la Jamaïque sur la piste de sa mère mystérieusement disparue lorsqu’elle était enfant. Là, auprès de Granma Itiba, une vieille magicienne jamaïcaine, elle va se reconnecter à ses ancêtres, les marrons jamaïcains, ces esclaves en résistance menés par la reine Nanny, et se libérer des emprises.

Dans son tout premier roman, qu’elle a mis 16 ans à finaliser, Jacqueline Crooks met la musique au premier plan. "Les lames, les fusils, c’est pas mon truc. La meilleure de nos armes, c’est le son", affirme Eustace, l’ami vendeur de disques. "L’homme prêche la révolution, mais la femme porte le son", déclare Oraca, la mère de substitution.

Un style inventif, rythmé comme un dub

L’autrice cisèle un vocabulaire acoustique, convoquant des métaphores et des images sonores à chaque page, faisant de ce récit une partition musicale enivrante. Les avocats au tribunal "sont des mc’s qui se préparent pour des soundclash" et "affûtent leurs têtes de lecture avant de faire tourner leurs versions". La cuisinière en fonte de sa logeuse jamaïcaine "ressemble à des platines avec ses six pistes de cuisson, son four à deux niveaux de la taille des cartons de disques, et ses rangées de boutons". Même "le grésillement silencieux de la neige", ce "chuchotement électrique", ressemble "aux premières secondes où l’aiguille touche le vinyle".

Les parfums, les odeurs et les senteurs le disputent aux sons. Chaque description donne lieu à des détails odorants. Le cou de Moose, lors de leur première danse rub-a-dub à la Crypte, "exhale des bouffées de vanille, de fèves de coco et d’aiguille de pin". Les terrains vagues de sa Cité-cimetière sentent "la boue, les bleuets et l’herbe coupée" alors que "le pollen sature l’air comme du gaz lacrymogène".

Dans ce roman intense, à la fois onirique et engagé, qui flirte avec le surnaturel, le verbe poétique porte surtout la rage d’une femme contre la domination des hommes qui contraignent et surveillent, ceux "qui maintiennent leur étreinte sur nos corps quand on danse", et ceux qui comme son père "règnent à la force de leurs poings, aussi déformés que leurs propres blessures". Ramenant à la surface un mouvement musical sur lequel trop peu d’auteurs de fiction se sont penchés, Fire Rush est aussi un puissant roman d’émancipation féminine, de résistance et de combat.


"Fire Rush" de Jacqueline Crooks, traduit de l'anglais par Nathalie Carre et Karine Guerre (Denoël, 23 euros)

La couverture "Fire Rush" de Jacqueline Crooks. (DENOEL)

Extrait de "Fire Rush", page 161 :

"Deux hommes avec des frondes, les yeux comme des balles, sont debout sur une voiture renversée qu'ils martèlent comme un steel drum. La police montée, pareille à des chauves-souris, leur fonce dessus. La cloche de l'église sonne à tout rompre, la fumée d'une boutique en feu se déverse sur la rue ; un tas de caisses brûle au milieu de la route, les flammes lèchent l'air.
Je vois Bongo Natty et les gars de la Crypte se précipiter vers un groupe qui les attend à côté du barrage de flics, les bras ouverts, les poings fermés sur des barres métalliques et des battes de baseball. Tout en courant, nos combattants scandent des refrains – expressions sonores de la douleur, de l'exaltation et de la destruction – qui ébranlent le pavé. Les cieux côtoient la terre, ils se heurtent à la manière de plaques tectoniques. Le grondement rythmé me porte et je me précipite dans les rues avec la foule en hurlant : "Écrase Babylone !"
Nous suivons les pistes rythmiques des tambours qui grimpent et descendent le long d’étroites allées. Boucles infinies de sons. Je cours et danse en même temps. Mon corps sue des étoiles, expulse le noir univers qui est en moi. C’est ici que je dois être, communiant avec mon peuple à travers la rythmique et l’harmonie."

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