Interview de Laurent Mauvignier : "C'est la fiction qui m'inspire"
Une petite rue à deux pas de Saint-Germain des Prés, une petite porte, un escalier en colimaçon jusqu'à un petit bureau éclairé par une seule fenêtre, donnant sur une minuscule cour et un fragment de toit. On est au cœur de Paris, dans les locaux des éditions de Minuit. Laurent Mauvignier est là, grands yeux derrière ses lunettes à grosse monture, large sourire. On imagine qu'il a pris le train pour rejoindre Paris (il habite Toulouse), un modeste voyage, comparé à ceux accomplis par les protagonistes de son dernier roman, "Autour du monde" (Editions de Minuit), 14 tranches de vie capturées aux quatre coins de la planète le 11 mars 2011, au moment où le tsunami déferle sur les côtes japonaises. Laurent Mauvignier lève un petit bout du voile sur la naissance et les secrets de fabrication de son roman.
11 mars 2011
Je n'ai aucun souvenir de ce jour-là. En fait je ne suis pas sûr de l'avoir appris tout de suite. Ce qui est précis dans ma mémoire, c'est l'annonce de l'accident nucléaire, Fukushima. Je me souviens avoir entendu cette nouvelle à la radio, dans une chambre de bonne que l'on me prêtait à Paris.
"Vanité"
Le tsunami au Japon n'a pas été l'évènement déclencheur. J'avais commencé l'écriture de ce roman avant la catastrophe. Le tsunami n'est pas non plus au premier plan du roman. Pour moi ce serait plutôt comme une "vanité", un tableau où l'on retrouve tout un tas d'éléments, comme les mouches, qui nous rapellent que tout est mortel et cette idée que l'on peut être dans plusieurs histoires différentes, en même temps que le rappel de la vanité de toute chose.
"L'effet Papillon"
C'était important pour moi que le tsunami ne soit pas au premier plan. Mais l'événement est intéressant parce que tout le monde en a entendu parler. Ce qui m'intéressait, c'est cette idée que la terre entière a été touchée par le mouvement de l'eau, qu'on l'a ressenti partout, sur tous les continents, même de manière minuscule. C'est l'effet papillon. A travers l'effet papillon, ce qui m'intéressait, c'était l'idée que l'on est tous concernés par quelque chose qui arrive, même de l'autre côté de la planète, cette idée qu'il y a des histoires individuelles dans un ensemble qui nous concerne tous.
"Je voulais écrire comme ça, sans personnage principal, de manière horizontale"
C'est parcellaire, et en même temps ça recouvre toutes les histoires du monde, tous les voyages possibles et imaginables. C'est sans doute pour cette raison que ce livre-là est mon roman le plus politique. Et c'est pour ça que je voulais l'écrire comme ça, sans personnage principal, de manière horizontale. Horizontale et démocratique.
Un jardin public
L'idée du livre m'est venue d'un fait divers : l'histoire d'une femme qui avait étranglé son enfant dans un jardin public. Ce qui m'intéressait n'était pas le côté "Médée" de l'affaire, mais plutôt d'imaginer que dans ce jardin public, il y avait d'autres gens tous les jours à côté de cette femme. On pouvait imaginer qu'un couple illégitime s'y retrouvait, et d'autres histoires parallèles… J'aimais bien cette idée de jardin public, où chacun vient avec ses histoires. Et puis je suis parti à Rome pour travailler, alors le jardin s'est élargi à la ville, et puis je me suis dit : ne nous arrêtons pas en si bon chemin.
"Le monde est un jardin public"
Le monde est un jardin public, avec cette idée de frôlement. C'est comme quand on croise des gens dans le métro, on croise des visages, ça dure quelques secondes et c'est fini. Mais il n'y a jamais de fin. On est tous en mouvement tout le temps. Je voulais écrire un livre sur le mouvement. Le tsunami correspondait aussi parfaitement à cette idée. Je n'aime pas tellement l'eau. C'est effrayant. C'est une métaphore souvent utilisée pour décrire ce qui est effrayant, le débordement. Ces phénomènes naturels sont aussi souvent des images pour décrire des états psychologiques. on parle d'un tsunami, d'un séisme … Entre ces deux mouvements, le planétaire et l'intime, le parallèle était évident.
"La planète n'existe plus"
Aujourd'hui la planète n'existe plus. La globalisation, l'abolition des distances et de l'espace. On peut se parler là comme ça et être à Shanghai ou New York dans quelques heures, sans parler de Skype. C'est pour ça que dans le roman, tous les personnages, ou presque sont en voyage, En même temps cette idée d'abolition des frontières, c'est une image. Il suffit de demander à un clandestin si les frontières n'existent plus... Et puis aussi quand on parle de tourisme, il y a quand même la domination des uns sur les autres…
"J'ai travaillé sur les symétries et les oppositions"
J'étais obsédé par l'idée d'éclater le plus possible le récit d'une histoire à une autre, avec une sensation d'altérité, et en même temps je voulais une continuité. Et cette continuité passe par l'écriture. Je me suis interrogé : combien de types de récits sont possibles ? Finalement pas tant que ça, si l'on s'arrête aux archétypes narratifs : Homme/Femme, jeune /vieux, riche/pauvre… Mais en même temps on peut raconter toutes les vies de la terre. C'est un peu comme les visages. Ils sont à la fois tous pareils et tous différents. J'ai donc travaillé sur les symétries et les oppositions. Il y a des échos entre les histoires. Au début c'était chapitré. Mais ça ne fonctionnait pas très bien. Ca n'allait pas très bien avec cette idée de globalisation, d'abolition des distances. Il fallait que ça ne se voie pas.
"Saisir les personnages en mouvement"
Souvent les livres de voyages ont des images, des croquis. Pour moi les personnages étaient des croquis. Il n'y a pas de début, pas de fin, on essaie de les saisir en mouvement. Les vignettes ponctuent le récit. Comme les cartes postales, les diapos. C'est l'idée du voyage.
"C'est la fiction qui m'inspire"
J'ai essayé de penser la planisphère en termes de rythmes. S'il y avait une histoire en haut à droite, il en fallait une autre en bas à gauche. Je suis parti sur des impressions, une ambiance, le temps qu'il fait, et puis au cœur du récit, ça m'évoquait plutôt un film ou un livre. Il n'y a pas une seule histoire qui ne soit pas une rencontre avec un film ou un livre qui m'a marqué. Donc, c'est plutôt la fiction qui m'inspire.
"Le réel, je ne sais pas ce que c'est"
Ce qui me plaît dans le réel, c'est son rapport à la fiction. Le réel, en fait, je ne sais pas ce que c'est. En revanche, je sais ce qu'est le récit du réel. Le réel on l'expérimente tous les jours, mais en fait, n'existe que le récit du réel. C'est l'idée du lieu commun, et du lieu en commun. Et je pense qu'on ne peut pas parler de narration sans passer par cette question. On ne peut pas y échapper, même quand on a la volonté d'y échapper.
Les mariés chinois sous la tour Eiffel
Ça me fait penser à une scène à laquelle j'ai assisté un jour. C'était un couple de mariés chinois sur un pont. Il y avait les mariés, le pont, la tour Eiffel. Le cliché total quoi. Mais en même temps. Je me disais : ce que tu vois est vrai. C'est une image, et en même temps, c'est vrai. Ce qui m'intéresse, c'est ça. Comment on fait pour regarder et rendre compte de ça. J'essaie de trouver la petite chose "à côté". Pour le couple de chinois, j'ai remarqué un peu plus tard que l'homme avait ses lacets défaits. C'est ça, pour moi, le travail de l'écrivain. Le monde entier est pétri de clichés, et pourtant, malgré la banalité, si l'on prend le temps d'observer, on peut trouver l'endroit qui fait qu'on peut basculer dans autre chose. Tout cela est aussi lié à la sincérité. Le cynisme, l'ironie, je n'ai pas l'impression d'être là dedans.
"L'écriture comme un flux, une énergie pure"
Pour la première fois il n'y a pas de monologue dans ce roman. Je voulais changer de focale. J'ai pensé au film "Les ailes du désir" de Wenders. Une image en particulier, qui m'avait touché dans ce film : le regard de l'ange, très doux, posé sur des gens dont on entend au passage les pensées. J'ai essayé de faire ça avec l'écriture. C'est comme un mouvement de caméra. En passant comme ça par le prisme extérieur, on peut dire plein de choses très "à l'intérieur". L'écriture est un "corps conducteur", pour paraphraser Claude Simon. L'écriture comme un flux, une énergie pure. J'ai essayé d'unifier l'écriture pour qu'elle traverse le livre à toute vitesse, avec une série de contre-balancements, de points et de contrepoints. Je n'avais pas envie de faire des liens entre les personnages, ce n'était pas nécessaire. Je voulais que l'écriture suffise à construire un ensemble. C'était important. Ça peut paraître déroutant mais ça me paraissait plus juste.
Autour du monde Laurent Mauvignier (Editions de Minuit - 372 pages - 19,50 euros)
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