John Edgar Wideman fait renaître Frantz Fanon
Tout part en fait d’un improbable projet de film. Thomas, l’alter ego de John Edgar Wideman dans le livre, décide d’écrire un scénario qu’il va proposer au cinéaste français Jean-Luc Godard. Un Godard dont il juge pourtant les films « chiants à regarder comme à décrypter ».
Le sujet central du film, c’est Frantz Fanon, ce psychiatre originaire de la Martinique devenu l’un des théoriciens de l’anticolonialisme et héros de la révolution algérienne. Entre réminiscences, variations oniriques, détours autobiographiques, considérations sociales et politiques, Wideman rend hommage à Fanon.
Un hommage aux tournures parfois très personnelles : « Je n’écrirai plus beaucoup de livres, qui sait, peut-être aucun. Le fléau du racisme continue de vicier la vie des gens, il devient même plus virulent tandis qu’il se transforme et se répand sur la planète. Quand je me demande si ton exemple a pesé dans la balance, Fanon, quand je me demande si tes paroles et tes actes ont diminué fut-ce de manière infime l’actuelle plaie de haine, de meurtres, de vols, d’appât du gain, où dois-je commencer sinon devant ma glace ? Sinon sur le visage des gens que j’aime ? Trouverai-je une réponse dans ton regard, toi qui dans mon dos dans la glace scrute mon visage dont je vois qu’il te voit ? »
En décalage
Dans son projet de film, Wideman imagine notamment Frantz Fanon en Algérie, dans le Sud plus précisément, près de la frontière malienne. Dans un univers désertique et chaotique, le révolutionnaire antillais cherche à créer une route par laquelle les moudjahidines pourraient s’approvisionner en armes à partir de l’Afrique de l’Ouest. Ce plan, auquel Fanon avait effectivement travaillé, ne verra jamais le jour. Un Fanon toujours en décalage.
« Il souhaitait instiller aux hommes sous son commandement une impression de calme, de confiance, d’équilibre. Aucun d’eux (les Algériens, ndlr) ne savait que c’était un vétéran, qu’il avait été blessé en se battant pour le pays qu’il considérait désormais comme ennemi. Toujours étranger, jugé en permanence. Même ici en Afrique, la couleur de sa peau n’était pas tout à fait la bonne. Pas plus que son français impeccable n’était dans le ton », écrit l’auteur.
"Quel genre de Français ça fait, ça ?"
Dans un film intérieur plus personnel, même intimiste, Wideman se remémore des pans de son enfance à Homewood, quartier noir et pauvre de Pittsburgh. Il évoque également son frère, comme dans ses précédents livres, un frère qui purge une peine de trente ans de prison pour meurtre dans un pénitencier de Pennsylvanie. Et il parle de la France, qu’il connaît bien (sa compagne est d’ailleurs française), et des obsessions identitaires hexagonales... Il s’interroge avec humour : « Qu’en est-il de la mulâtre martiniquaise qui arrive à Nice après dix années passées dans l’administration française au Togo, où elle a épousé un Congolais et dont le fils épouse une Niçoise blonde dont un parent est suisse allemand et l’autre russe avec des ancêtres afghans. Quel genre de Français ça fait, ça ? » Bonne question, monsieur Wideman.
"Le projet Fanon" de John Edgar Wideman (éditions Gallimard) 350 pages – 23,90 euros.
Bio express John Edgar Wideman est né en 1941 à Washington, D.C., et passe sa jeunesse dans le quartier pauvre de Homewood à Pittsburgh en Pennsylvanie. Diplômé de l’université de Pennsylvanie à Philadelphie et d’Oxford en Grande-Bretagne, Wideman enseigne aujourd’hui à la Brown University de Rhode Island, l’une des huit universités de la Ivy League américaine (les meilleures universités privées). Il a reçu de nombreux prix littéraires dont le prestigieux PEN/Faulkner Award for fiction par deux fois. John Edgar Wideman est l’auteur de plus d’une vingtaine d’ouvrages dont « Suis-je le gardien de mon frère ? » (éditions Jacques Bertoin, 1992) qui l’a fait connaître en France. Outre « Le projet Fanon », ses derniers livres traduits en français sont « Le rocking-chair qui bat la mesure » (2008), « Où se cacher » (2006), « Damballah » (2004), et « Deux villes » (2000), tous aux éditions Gallimard.
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