Prix Goncourt 2020 : "L'anomalie" de Hervé Le Tellier, un roman "oulipien" rythmé comme une série télé
Avec "L'anomalie", un roman aux mille facettes qui a emporté le Prix Goncourt 2020, Hervé Le Tellier donne à réfléchir sur le monde.
Avec son roman L'anomalie (Gallimard), Hervé Le Tellier a obtenu Goncourt 2020, exceptionnellement reporté cette année pour soutenir les librairies. Dans ce roman d'anticipation de faible amplitude (l'intrigue se déroule en 2021 et le décor ressemble à peu de choses près au nôtre), le romancier met en scène ses personnages dans une quatrième dimension dont la porte s'ouvre en plein ciel, à bord d'un avion secoué par des turbulences consécutives à un orage d'une violence inédite.
Avec ce roman aux mille facettes, mais avant tout philosophique, Hervé Le Tellier donne à réfléchir sur le monde, et brosse une galerie de personnages dont les vies sont bouleversées par un événement aussi inattendu qu'inexplicable.
L'anomalie est aussi d'une certaine manière un hymne à l'Oulipo (Ouvroir de littérature potentielle), dont Hervé Le Tellier est le président depuis 2019. Ce mouvement littéraire lancé dans les années 60 entre autres par Raymond Queneau, et comptant parmi ses adeptes des écrivains tels que Georges Perec, Italo Calvino, ou encore des artistes comme Marcel Duchamps ou Clémentine Mélois, entend produire une "littérature sous contrainte", l'auteur oulipien étant "un rat qui construit lui-même le labyrinthe dont il se propose de sortir".
L'histoire : tout commence le 10 mars 2021, à bord d’un vol Air France Paris - New York. L'avion se retrouve soudain nez à nez avec un gigantesque cumulonimbus qui précipite l'avion dans un courant descendant "de dingue". Parmi les passagers se trouvent Blake, un tueur à gage, Slimboy, un musicien nigérian homosexuel, Joanna, une ambitieuse et engagée avocate, André, un architecte septuagénaire et sa compagne Lucie, beaucoup plus jeune que lui, David, atteint d'une tumeur au pancréas, mais aussi Sophia, une petite fille accroc à sa grenouille et chargée d'un secret qu'elle partage avec son père militaire dans l'armée américaine, ou encore Victor Miesel, un écrivain dont le dernier livre a pour titre L'anomalie...
Littératures potentielles
L'avion ressort de ce que le commandant appelle "la lessiveuse" aussi vite qu'il s'y est engouffré, "un soleil éblouissant" et le silence soudainement retrouvés, comme par enchantement. Tout semble rentré dans l'ordre quand l'avion atterrit, et chacun reprend le fil de sa vie. Trois mois plus tard cependant, les passagers découvrent que durant cet incident météorologique, le temps (celui qui passe) a été saisi d'un léger hoquet. Cette "anomalie" va bouleverser leurs vies, et le monde, au-delà de l'imaginable…
Hervé Le Tellier peint à petites touches la vie d'une poignée d'êtres humains, et dissèque leurs secrets les plus intimes, en les confrontant à un événement inoui, que nous tairons pour ne pas "divulgâcher". Ce que l'on peut dire, c'est que cette idée scénaristique aussi amusante qu'intéressante permet à l'écrivain de mettre ses personnages face à eux-mêmes, au sens propre comme au sens figuré.
A travers une riche galerie de personnages, Hervé Le Tellier aborde de multiples sujets, comme la guerre, la maladie, les abus sexuels, les relations amoureuses ou encore les problèmes d'environnement. Avec ce roman choral, il s'amuse avec les univers et les genres littéraires, naviguant au gré des personnages du polar au roman psychologique, en passant par la science-fiction, ou encore le roman d'espionnage.
Un roman oulipien rythmé comme une série télévisée
Ce roman, écrit comme un scénario de série télévisée, est un savant jeu de construction dont les pièces s'emboîtent à la perfection pour raconter une histoire "surréaliste". Faussement d'anticipation, L'anomalie nous questionne en réalité sur notre présent, sur le monde dans lequel nous vivons aujourd'hui, en suggérant de folles hypothèses : et si le monde n'était finalement qu'une gigantesque simulation informatique dont les êtres humains sont de simples programmes, plus ou moins intelligents ?
Vivons-nous dans un temps qui n'est qu'une illusion, où chaque siècle apparent ne dure qu'une fraction de seconde dans les processeurs du gigantesque ordinateur ? Qu'est-ce que la mort alors sinon un simple "end" écrit sur une ligne de code ?
Hervé Le Tellierdans L'anomalie
Une supposition qui donne l'occasion à l'un des personnages, Meredith, scientifique invitée à réfléchir sur le phénomène inexpliqué, de nous dire ce qu'elle pense de l'homme moderne, ce descendant d'un Cro-Magnon "indécrottablement abruti".
L'anomalie s'achève sur une très belle page en forme de calligramme, qui condense à elle seule le message de ce livre sur l'incertitude et la fragilité du monde, le réel, comme le romanesque.
Hervé Le Tellier, mathématicien de formation et président de l'Oulipo, signe un livre qui répond parfaitement au défi que se proposent les adeptes de ce courant littéraire : "une littérature contemporaine créée sous contrainte". A la fois savant et divertissant, ce roman oulipien, rythmé comme une série télévisée, pourrait bien séduire définitivement les jurés du Goncourt.
L'anomalie, Hervé Le Tellier (Gallimard – 336 pages – 20 euros)
Extrait :
"Wesley ne regarde pas l’écran, où le président lève les yeux au ciel et poursuit : — L’important est ceci : une civilisation hypertechnique peut simuler un millier de fois plus de « fausses civilisations » qu’il n’y en a de « vraies ». Ce qui signifie que si on prend un « cerveau qui pense » au hasard, le mien, le vôtre, il a 999 chances sur 1 000 d’être un cerveau virtuel et une sur 1 000 d’être un cerveau réel. Autrement dit, le « Je pense donc je suis » du Discours de la Méthode de Descartes est obsolète. C’est plutôt : « Je pense, donc je suis presque sûrement un programme. » Descartes 2.0, pour reprendre une formule d’une topologiste du groupe. Vous me suivez, président ? Le président ne répond rien. Wesley l’observe qui garde son air buté et furieux, et conclut :
— Voyez-vous, monsieur le président, je connaissais cette hypothèse et jusqu’à ce jour, j’estimais à une chance sur dix la probabilité que notre existence ne soit qu’un programme sur un disque dur. Avec cette « anomalie », j’en suis quasiment certain. Cela expliquerait par ailleurs le paradoxe de Fermi : si nous n’avons jamais rencontré d’extraterrestres, c’est que dans notre simulation, leur existence n’est pas programmée. Je pense même que nous sommes confrontés à une sorte de test. Pour aller plus loin, c’est peut-être parce que nous pouvons désormais envisager l’idée d’être des programmes que la simulation nous propose ce test. Et nous avons intérêt à le réussir, ou du moins en faire quelque chose d’intéressant. — Et pourquoi ? demande Silveria.
— Parce que si nous échouons, les responsables de cette simulation pourraient bien tout éteindre." (L'anomalie, page 169)
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