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L'artiste est nu et sans orgueil dans "La nature exposée"', d'Erri De Luca

Le romancier italien Erri De Luca poursuit son exploration du fait religieux (entre autres) dans son nouveau roman "La nature exposée" (Gallimard), qui met en scène un sculpteur chargé de restaurer un Christ en marbre, dont "la nature" (le sexe) a été recouverte par pudibonderie. Un roman profond et lumineux, qui explore la nature, la religion et l'art.
Article rédigé par Laurence Houot
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 5min
Le romancier Erri De Luca
 (Francesca Mantovani)
L'histoire : le narrateur habite près d'une frontière dans des montagnes qu'il connait par cœur. Il sculpte les pierres, les branches ou les racines qu'il trouve dans la nature. Des cailloux en forme de cœur, en forme de lettres. "Je grave des noms pour les amoureux endurcis qui les préfèrent sur des branches et des cailloux plutôt que sur des tatouages". Il vend aux touristes qui passent par là ses petites trouvailles et ses sculptures, qu'il installe sur une table devant sa maison. "Je fais prendre l'air aussi à mes bouquins, je les offre en lecture, je fais office de bibliothèque municipale qui n'existe pas", dit-il. Il fait aussi quelques petits travaux de réparations de sculptures, dans les églises.

"Tu nous as mis dans la merde, toi le saint et nous les bandits"

Mais "depuis quelques temps, des étrangers désorientés arrivent au village. Ils essaient de passer la frontière". Les étrangers traversent cette terre de passage, "une adresse en poche leur sert de boussole". Trois hommes du village ont créé un "service d'accompagnateurs". Un forgeron, un boulanger, et le sculpteur. "Se faire accompagner a un tarif", raconte-t-il. Les deux autres font payer. Lui aussi. Mais il rend l'argent une fois les étrangers passés de l'autre côté. "Je suis content d'être utile à un âge où, dans cette région, on est voué au pilon, au délire alcoolique, à l'hospice."

Le système fonctionne bien, jusqu'au jour où un étranger qu'il a accompagné un an plus tôt, un écrivain, raconte tout dans un livre. Dès lors tout le village regarde le sculpteur de travers. À l'auberge du village le boulanger l'invective : "Qu'est-ce que tu t'es mis en tête ? Tu prends tes poux pour des chamois ?". Le forgeron non plus n'est pas content : "Tu nous as mis dans la merde, toi le saint et nous les bandits". Le sculpteur est obligé de quitter le village.

Exposer la nature du Christ

Commence alors une deuxième aventure. Dans la ville où il arrive, au bord de la mer cette fois, le sculpteur rencontre un curé qui lui confie la réparation d'une statue de marbre, un crucifix grandeur nature, une "œuvre digne d'un maître de la Renaissance" datant du début du XXe siècle. Le sculpteur ne comprend pas ce que l'on attend de lui. Le Christ semble en bon état. "Aujourd'hui l'Église veut récupérer l'original. Il s'agit de retirer le drapé", lui explique le curé. Il faut redonner au Christ sa "nature", c’est-à-dire son sexe, recouvert par pudibonderie dans les années 20.

Le sculpteur accepte de se lancer dans cette opération délicate. Il va pour cela mettre tout son talent en œuvre, enquêter sur l'artiste, et même aller jusqu'à se faire circoncire pour se sentir plus proche de son sujet. Il se lance dans ce travail en méditant sur le Christ et le sens de son sacrifice. Dans cette quête, il rencontre un ouvrier musulman, un rabbin, et une femme organisatrice de voyages…

"C'est l'effet que doit produire l'art : il dépasse l'expérience personnelle"

Dans "La nature exposée", Erri De Luca creuse sa réflexion sur les religions en s'attachant ici à la figure du Christ. Cette quête passe par une identification charnelle du sculpteur avec son modèle, qu'il tente de comprendre en façonnant son corps supplicié. Ce corps d'homme dont il découvre avec stupéfaction que le sexe est en légère érection…

"La nature exposée" est aussi une réflexion sur l'art. Le sculpteur scrute le corps du Christ, cherche en le palpant et en tournant autour de lui les pensées du sculpteur qui l'a précédé et les mêle aux siennes. Devant la sculpture, il éprouve un sentiment inédit. "C'est l'effet que doit produire l'art : il dépasse l'expérience personnelle, il fait atteindre des limites inconnues au corps, aux nerfs, au sang. Devant ce moribond nu, mes entrailles se sont émues. Je sens un vide dans ma poitrine, une tendresse confuse, un spasme de compassion. J'ai mis la main sur ses pieds pour les réchauffer".

Nu et sans orgueil

La miséricorde, voilà ce que ressent le sculpteur devant le Christ de marbre. "Ce n'est pas la charité d'une aumône tombée dans une main ouverte. La statue ne me demande rien, elle ne s'avance pas vers moi. C'est mon impulsion qui me fait franchir ma distance de spectateur et me permet d'approcher", confie le sculpteur au curé. "J'ai accompagné des gens pour franchir la frontière. La miséricorde n'a rien à y voir, eux demandaient, moi je répondais. Une fraternité a suffi". Rien à voir avec le sentiment suscité par cette image déclenchée par l'œuvre d'art, que le sculpteur dit ne jamais pouvoir oublier.

"La nature exposée" s'achève sur un combat, que le sculpteur emporte en se présentant nu, et sans orgueil, devant son sujet.

Ce dernier roman d'Erri De Luca évoque des personnages emblématiques de l'œuvre de Giono : le sculpteur, humble (il ne veut surtout pas être un "artiste"), sans ambition sociale, d'une bonté non ostentatoire, rappelle Bobi ("Que ma joie demeure") ou Angelo ("Le Hussard sur le toit). On pense évidemment aussi à Giono dans l'évocation quasi mystique de la nature.

Avec "La nature exposée", l'auteur de "Montedidio" et de "Tu, mio" signe un roman dense et lumineux, qui s'inscrit dans une œuvre engagée et sans cesse en mouvement.
 
"La nature exposée", Erri De Luca, traduit de l'italien par Danièle Valin (Gallimard – 165 pages – 16,50 euros)

Extrait :

Dans la grande salle je suis emmitouflé dans quatre épaisseurs, avec un béret enfoncé jusqu'aux oreilles. Je l'ai pris au port, tous les pêcheurs en ont un vissé sur la tête.
Je polis les parties abîmées par le descellement. En contact avec la surface, je perçois l'étirement des muscles abdominaux de la statue, dû à l'allongement forcé de la position. Sous le papier de verre, je sens les fibres ébauchées, invisibles pour ceux qui observent.
en frottant, je parcours les faisceaux sous la peau, l'anatomie recopiée sur le corps du sculpteur et transférée à l'oeuvre. J’atténue, j'égalise, j'élimine lentement la trace du drapé, encombrant même une fois tombé. Les hanches sont creusées, les os du bassin dépassent comme deux parenthèses. Au milieu, se dessine la cavité du jeûne d'un athlète.

 " La nature exposée" Erri De Luca (Gallimard)


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