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"La dernière interview" d'Eshkol Nevo, un roman jubilatoire sur la vie telle qu'elle va

Un écrivain israélien qui ressemble furieusement à l'auteur répond de manière franche et décalée à des questions imaginaires d'internautes sur sa vie et son oeuvre. Le tout forme un roman pétri d'humour, plein de second degré et d'autodérision. 

Article rédigé par Carine Azzopardi
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié
Temps de lecture : 7min
L'écrivain Eshkol Nevo (Photo Catherine Hélie)

Il a 43 ans, du succès, est la plume d'un homme politique qui a le vent en poupe, parcourt le monde à la rencontre de ses lecteurs mais bien ententu, "toute ressemblance avec une personne existant ou ayant existé est purement fortuite" : cette phrase pourrait être en exergue de chaque chapitre du dernier roman d'Eshkol Nevo. Mais de chapitre, il n'y en a point. L'auteur répond de manière imaginaire aux questions d'internautes non moins imaginaires, d'une plume totalement jubilatoire. Adeptes de l'autodérision ne pas s'abstenir. La dernière interview, d'Eshkol Nevo (traduit de l'hébreu par Jean-Luc Allouche), a été publié aux éditions Gallimard le 20 août 2020 (466 pages, 24€).

L'histoire : un écrivain à succès répond aux questions d'internautes sur sa vie, son travail, son pays... A travers ses réponses se dévoile le portrait d'un homme chez qui, derrière une façade de réussite, tout part en lambeaux : sa femme est sur le point de le quitter, sa fille ne veut plus lui parler, l'homme politique dont il est la plume secrètement lui fait du chantage pour qu'il continue, et son meilleur ami est en train de mourir d'un cancer. A chaque question sans cohérence apparente, une réponse dresse un état des lieux qui nous fait progresser vers un dénouement inévitable. Le tout avec un humour dévastateur qui nous plonge sans crier gare dans l'intimité des personnages. L'auteur brouille toutes les frontières entre réel et fiction, voguant au fil de son imaginaire avec un réel talent de conteur. 

De l'art d'être soi-même

Au début, les questions paraissent tout ce qu'il y a de plus classique lors de rencontres avec des écrivains : "Vous avez toujours voulu être écrivain?", "Comment s'organise votre journée de travail ?", "Dans quelle mesure vos livres sont-ils autobiographiques ?". D'ordinaire, les réponses à ces questions sont mesurées, pesées, voire légèrement langue de bois. Cette fois, Eshkol Nevo répond sans détours, déclenchant l'hilarité des lecteurs que nous sommes, peu habitués à cette franchise politiquement incorrecte : il avoue n'être qu'un affabulateur qui se sert des histoires des autres pour faire son beurre quitte à se brouiller avec son entourage qui ne supporte plus ses mensonges continuels. 

On reconnaît bien sûr en creux le narrateur lui-même, grâce à la description de son grand-père par exemple, l'un des premiers premiers ministres d'Israël. Mais ces petits éléments correspondants à la réalité ne sont rien par rapport à l'art de cacher tout le reste. C'est ainsi qu'Eshkol Nevo décrit l'art d'être soi-même, qui est selon lui l'art de brouiller les pistes.

Le Benny Hill de la littérature israélienne

La forme question-réponse permet aussi de raconter de courtes histoires, de brefs instantanés très drôles, comme celui où l'écrivain prend un taxi pour se rendre à Jérusalem. Le chauffeur porte un nom juif mais est manifestement arabe. Pendant tout le trajet, le narrateur se demande ce qui cloche, et finit par devenir totalement paranoïaque : "Dans un instant, il va aller s'engouffrer sur une piste écartée où les autres membres de son commando l'attendent. Si je dois mourir maintenant, me dis-je brutalement, ça signifie évidemment que je ne coucherai plus avec cette fille du mont Scopus. Plus jamais. Non que ce soit vraiment possible. Les années ont passé, et elle est désormais liée à quelqu'un d'autre, et moi aussi. Mais au diable cette fatalité de la mort !"

Ou lorsqu'il relate la rencontre avec ses lecteurs qui l'a le plus marqué, à Damas en Syrie (avant la guerre). Lors du repas de famille qui précède son départ, il pose cette question incongrue à son beau-père :
- "Et, à Damas, qu'est-ce qu'il vaut la peine de visiter ? 
- Pourquoi, t'as l'intention d'y aller bientôt ? a-t-il ricané. 
- Je dois me rendre à Izmir, et j'ai pensé y faire un saut, ai-je répondu (parfois la vérité est la meilleur mensonge). 
Toute la tablée a ri aux éclats."
Quelques semaines plus tard, l'écrivain gaffeur impénitent, muni de son passeport suisse (les Israéliens étant évidemment persona non grata en Syrie) franchit la frontière pour aller à la rencontre de ses lecteurs damascènes, et se retrouve à fredonner une chanson en hébreu dans la fourgonnette : "Le conducteur m'a lancé un regard surpris dans le rétroviseur. 'Beautiful melody', me suis-je empressé de préciser, et il m'a regardé de nouveau, les yeux plissés par la méfiance, tout en continuant à rouler."

Les 466 pages du roman sont à l'avenant, jalonnées de sourires, d'émotion et de francs éclats de rire, d'un humour noir et tendre qui nous tient en haleine jusqu'à la dernière ligne. En dressant ainsi le portrait auto-fictionnel d'un écrivain, c'est en creux le portrait d'un pays tout entier que dessine Eshkol Nevo, un pays lui aussi pétri de contradictions.  

Couverture de "La dernière interview", d'Eshkol Nevo (Editions Gallimard)

"La dernière interview", d'Eshkol Nevo (traduit de l'hébreu par Jean-Luc Allouche), publié aux éditions Gallimard le 20 août 2020, 466 pages, 24€. 

Extrait : "Je me souviens que Doron, le cousin le plus âgé, nous avait appris à boire le thé avec un morceau de sucre coincé entre les dents tandis que le liquide chaud s'écoulait à travers. Et je me souviens qu'une fois Shalhévet Freier m'avait surpris en plein méfait dans le salon. Il avisa ma main, déjà tendue vers le sucrier argenté, la saisit, et dit avec un lourd accent allemand : "Ce n'est pas une friandise, mon garçon." Je devais avoir l'air paniqué car il s'est empressé de relâcher ma main, m'a tendu une tablette de chocolat amer Splendid avec ces mots : "Prends plutôt ça." Je détestais le chocolat amer, mais je l'ai pris. Quelque chose dans le ton de Shalévet Freier m'a fait comprendre qu'il valait mieux ne pas discuter. 
Il y a quelques années, il est décédé. Un journal rapportait dans l'éloge funèbre publié sous sa photo qu'il avait été directeur général de la Commission israélienne de l'énergie atomique. C'est ainsi qu'avec un certain retard j'ai compris d'où lui venait sa force de dissuasion."

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