"La fille qu'on appelle", de Tanguy Viel : le consentement dans un livre qui se lit en apnée
Le romancier Tanguy Viel s'empare de la question du consentement dans un roman brillant, déployé dans une écriture sans respiration, à l'image de ce que provoque l'agresseur chez sa victime.
La fille qu'on appelle, dernier roman de Tanguy Viel publié aux éditions de Minuit le 2 septembre 2021, fait le récit de l'esclavage sexuel exercé par le maire d'une ville de Bretagne sur une jeune fille à qui il a promis un logement et du travail, à la demande de son chauffeur, le père de cette dernière.
L'histoire : après avoir exercé divers petits boulots, entre autres poser pour des photos "de charme", Laura, 20 ans, revient dans la ville de Bretagne où elle a grandi pour retrouver son père, Max Lecorre, un ancien boxeur, devenu le chauffeur de Quentin Le Bars, le maire. Cette place, l'ancien boxeur la doit à Franck Bellec, son ancien agent, devenu depuis patron de casino, financeur et homme à tout faire du maire, puis du ministre des affaires maritimes, quand il prendra du galon. Max l'a demandé à Le Bars comme une faveur : sa fille a besoin d'un logement.
Entre le maire et la jeune fille, les choses avancent dès les premières minutes du premier rendez-vous à la cadence d'un char d'assaut : lentement mais sûrement, chacun jouant sa partition sans que ni elle ni lui n'envisagent une déviation possible. Pendant les agressions, aucun mot d'injonction ne sort de la bouche de l'assaillant, aucun geste brutal n'est à déplorer. Il fait bien pire, mais en face, pas un geste, même esquissé, pas un mot non plus, ne sort de la bouche de Laura pour dire non.
Apnée
À travers le langage des corps, les sous-entendus du maire, et les mots prononcés par la jeune femme lors de l'audition par les policiers, le romancier réussit pourtant à dessiner peu à peu les contours de cette notion si complexe, si ténue, qu'est le consentement. L'auteur d'Article 353 du code pénal (Minuit, 2017) déroule ainsi le mécanisme inéluctable qui conduit à la soumission d'une jeune femme au désir de celui qui "peut l'aider".
Au-delà de cette relation abusive, de cette emprise sexuelle du puissant sur la plus faible mise en place sous le nez d'un père, le roman dissèque avec une précision chirurgicale un ordre social dans lequel se cristallisent les rapports de domination, les situations figées pour services rendus, les abus de pouvoir, les silences, et toute cette puanteur qui suinte des remparts d'une ville de province pourtant édifiée au seuil du grand large.
Des phrases très longues, un usage intensif du participe présent : l'écriture de Tanguy Viel se fait délibérément pesante, jusqu'à la nausée, une langue parfaitement enchâssée dans l'esprit et le déroulement du récit : un début, une fin, entre les deux une suite d'événements qu'il faut subir sans respirer. C'est exactement de cette façon que l'on lit ce roman de Tanguy Viel qui figure dans la deuxième sélection du prix Goncourt 2021 : d'une traite, et en apnée.
"La fille qu'on appelle" de Tanguy Viel (Éditions de Minuit, 176 pages, 16 €)
Extrait :
"Et puis voilà, de même qu'en tectonique survient l'instant du choc, de même elle a senti sa main à lui qui se posait sur la sienne en même temps qu'il li disait :
Je vais faire ce que je peux pour t'aider. Elle a senti sa respiration se couper, comme un clou qu'on aurait enfoncé dans une horloge pour en arrêter l'aiguille, et elle n'a plus bougé pendant de longues secondes, interdite en somme, le cerveau à l'arrêt, c’est-à-dire non pas réfléchissant ni hésitant mais seulement suspendue, avec cette information nerveuse qui est bien montée là, dans son cerveau, mais s'y est bloquée, comme un ascenseur entre deux étages." (La fille qu'on appelle, page 40)
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