La romancière Dawnie Walton invente un duo de rock mythique pour questionner le passé et le présent dans "Le dernier revival d’Opal & Nev"
Elle est Américaine et noire d’ébène, il est Anglais et blanc de blanc : Opal & Nev c’est l’histoire d’un duo musical aussi explosif qu’improbable né à l’aube des années 70. Le groupe se fait connaître à l’occasion d’un incident funeste : lors d’un de ses premiers concerts, en compagnie d’autres formations de leur label, une rixe éclate autour d’un drapeau confédéré, emblème du Sud ségrégationniste. Une personne y perd la vie. Ce sera leur Altamont (le fameux concert maudit des Rolling Stones du 6 décembre 1969 en Californie, qui fit quatre morts).
Un modèle de déesse afro-punk
Une photo en noir et blanc, emblématique de ce moment, a fait le tour du monde et la une de la presse. On y voit Opal, juchée sur le dos de Nev, tentant d’échapper au chaos. Sa "perruque à crête, agitée par le vent, qui pend derrière elle. (…) L’éclat de lumière blanche miroitant sur les paillettes collées au bout de ses cils. Une jambe tendue pour faire mal et l’autre repliée, le genou écorché. Le pied nu." En refermant ce roman, on jurerait avoir vu de nos yeux cette photo iconique. Sauf qu’il s’agit d’une pure fiction sortie de l’imagination de l’autrice américaine Dawnie Walton.
Un véritable tour de force, donc, que ce premier roman qui nous plonge dans l’histoire du rock et de l’Amérique des années 70, et invente ce faisant ce qui aurait pu être "le Ground Zero du wokisme", comme le résume un des personnages du livre. Car Opal est un modèle rêvé de déesse afro-punk. Chétive et frappée d’alopécie, elle est néanmoins une femme puissante. Libre, indomptable, pleine d’esprit et sans complexe, elle arbore des tenues extravagantes et se veut "la championne des gens marginalisés, maltraités, discriminés". Dans l’Amérique de la fin des années 60 à peine sortie de la ségrégation, cette artiste a trop de combats à mener et "pas le temps de se laisser freiner par la peur". C’est une grande gueule capable de lancer à un présentateur télé : "Quand une personne noire montre qu’elle a peur vous vous sentez plus en sécurité ? Je vous suggère de vous interroger sur ça, deux minutes."
Une narration originale et un luxe de détails
Cette fiction emprunte si bien au réel qu’elle semble plus vraie que nature. Car Dawnie Walton raconte cette légende comme une enquête sous forme d’histoire orale, chorale : une multitude de personnages, témoins et protagonistes de l’histoire, sont interviewés, chacun avec une façon bien particulière de s’exprimer, et racontent ce qu'étaient Opal & Nev et ce qu'ils sont devenus. Y sont ajoutées des coupures de journaux et des verbatim d’émissions de télé ou de radio.
L’autrice pousse la vraisemblance jusqu’aux notes de bas de page et mélange adroitement au virtuel des éléments de la réalité – Opal & Nev se produisent au Dick Cavett Show (comme Bowie), Lou Reed et Carlos Santana assistent à leurs concerts, l'hebdomadaire musical anglais NME chronique leur premier album, Quentin Tarantino les cite comme inspiration, tandis que Questlove des Roots et Tom Morello de Rage Against the Machine les couvrent rétrospectivement de louanges en tant que pionniers.
Des questionnements très actuels
Mais Dawnie Walton ne se contente pas de fantasmer remarquablement le passé. Son roman questionne aussi le présent de façon très actuelle - appropriation culturelle, féminisme, sexisme, racisme, intersectionnalité…
Le présent, c’est l’autrice supposée de l’enquête qui l’incarne. Celle qui écrit, celle qui nous parle aujourd’hui et nous aiguillonne entre les propos des uns et des autres, s’appelle Sunny Curtis. Première rédactrice en chef noire d’Aural, un magazine musical type Rolling Stone, cette femme a un intérêt personnel à fouiller le passé : son père, batteur du duo, était aussi l’amant d’Opal. Une mise en abyme intéressante puisque Dawnie Walton est elle-même journaliste de profession (elle a longtemps travaillé pour Entertainment Weekly mais aussi à Life.com où elle oeuvrait à la remise en contexte de photos iconiques…).
Et si Bowie et Grace Jones avaient joué ensemble ?
Alors que l’étoile de la chanteuse Opal a rapidement pâli, le songwriter folk Nev a lui profité d’une longue et fructueuse carrière en solo. Encore en activité, le musicien accorde ses rares interviews à bord de jets privés. Dans le roman, pourtant, c’est le personnage d’Opal, provocateur, émancipateur et inspirant, qui brille de mille feux et est le plus creusé. Celui de Nev, avec sa langue de bois, fait pâle figure en comparaison. D’autant que l’enquête de Sunny va mettre au jour un détail révoltant de cette fameuse rixe qui n’est pas à l’honneur du musicien.
Il faut avoir la patience de tenir une soixantaine de pages avant d’être véritablement pris par ce récit. Car l’autrice prend son temps pour installer ses personnages. Mais ce duo improbable prend peu à peu corps, et s’inscrit si bien dans la réalité que le lecteur finit par avoir l’impression de les connaître, ou du moins d’avoir croisé des éclats de leur légende – on est même tenté d’aller vérifier sur internet s’ils ont un jour existé ! Si David Bowie et Grace Jones avaient collaboré ensemble dans les années 70, qu’est-ce que ça aurait pu donner ? C’est LA question que se posait Dawnie Walton avant d’écrire ce roman, salué par Ta-Nehisi Coates qui projette de l'adapter en série. Une interrogation qui l’a menée loin, et nous avec. Brillamment.
"Le dernier revival d'Opal & Nev" de Dawnie Walton (Editions Zulma, 484 pages, 24,50 euros)
EXTRAIT P. 162
(Extraits d'une interview en 1970 du batteur d’Opal & Nev Jimmy Curtis)
"La musique en elle-même n'a pas de couleur. C'est un continuum qui débute avec le tambour et se décline à partir de là. L'industrie et l'argent, c'est ça qui fout tout en l'air. Je sais pourquoi les Noirs réagissent comme ça. Le rock'n'roll, c'était juste une légère variante du blues, mais les Blancs ont fait comme si c'était leur grande invention et ils ont eu le culot de tous nous écarter, ou presque, quand le fric s'est mis à pleuvoir. (…) Moi je joue avec toutes sortes de gens et j'aime ça, parce qu'on peut pas me cataloguer. J'ai droit à beaucoup de respect. Mais quelqu'un d'aussi visionnaire que Hendrix par exemple, eh bien, c'est pas facile pour lui avec ceux de notre race. Ils lèvent les yeux sur la scène, ils voient tous ces Blancs aux cheveux longs autour de mon incroyable brother, et ils se disent: Nan, ça c'est pas pour nous. Se focaliser là-dessus alors que ce type est capable de faire hurler sa guitare, c'est une tragédie. Mais c'est ce qu'ils se disent, tu vois - Il sait plus où il est, ce gamin."
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