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"Le principe" de Jérôme Ferrari : Heisenberg, de la science à la bombe
Dans "Le principe" (Actes Sud), Jérôme Ferrari, Prix Goncourt 2012, se penche sur la figure du physicien Werner Heisenberg, inventeur de la mécanique quantique, puis artisan involontaire de la fabrication de la bombe atomique. C'est par la voix d'un jeune philosophe que se profile la destinée du scientifique, et que, du "principe d'incertitude" à l'horreur d'Hiroshima, s'expriment les questions.
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"Le principe", 8e roman de Jérôme Ferrari (Prix Goncourt 2012) est une adresse, celle d'un jeune écrivain philosophe à un scientifique, le physicien Werner Heisenberg (1901-1976), découvreur du "principe d'incertitude" à 26 ans, inventeur de la mécanique quantique, puis artisan involontaire de la fabrication de la bombe atomique. C'est par la voix de ce jeune écrivain, donc, que se révèle la vie de ce scientifique exceptionnel, et par elle aussi que s'expriment les questions : du "principe d'incertitude" à l'abomination d'Hiroshima, comment une belle aventure scientifique se cogne aux contingences de l'histoire ? Comment cette quête des sciences pures visant à pénétrer les mystères du monde se heurte au principe de réalité, et aussi comment le langage, la langue, les mots, la poésie, et au-delà la vie, peuvent-ils éclairer mieux qu'une formule mathématique, certaines réalités du monde ?
Qu'est-ce que le "principe d'incertitude" ?
Ce "principe d'incertitude", que le physicien a théorisé dans une équation qu'il a nommée "théorème d'indétermination", quel est-il ? Attention accrochez-vous : "la vitesse et la position d'une particule élémentaire sont liées de telle sorte que toute précision dans la mesure de l'une entraîne une indétermination proportionnelle et parfaitement quantifiable, dans la mesure de l'autre". Autrement dit, dans une dimension microscopique, quand on mesure la position d'un objet (d'une particule), on ne peut pas mesurer sa vitesse, et inversement. Avec cette théorie, les scientifiques sont obligés d'admettre qu'une partie de la réalité, à une échelle microscopique, échappe aux calculs, reste dans le flou. Ils doivent admettre qu'il est désormais impossible de croire que "toute la réalité du monde se laisserait un jour apprivoiser par des concepts familiers du langage des hommes".
Une révolution difficile à avaler pour les scientifiques
La découverte d'Heisenberg est une révolution, qui a de bonnes raisons de désespérer les scientifiques. Comme le raconte Jérôme Ferrari dans son roman, les voilà contraints de "renoncer à l'espoir, déraisonnable et magnifique, qui fut la raison d'être d'une quête menée depuis si longtemps, de parvenir un jour à la description objective du fond secret des choses". Ces scientifiques – Einstein, Schrödinger, de Broglie - n'acceptent pas que cet espoir soit aboli, et qu'il ne puisse "même pas subsister à titre d'idéal", tout simplement parce que "les choses n'ont pas de fond".
Le temps des désillusions
"Regarder par-dessus l'épaule de Dieu", autrement dit faire cette merveilleuse expérience de percer les mystères du monde, et très vite après, être obligé de constater l'horreur de ce que ses découvertes ont produit (la bombe atomique) : ce dilemme est au centre du roman de Ferrari.
L'écrivain, à travers la voix de son narrateur, tisse le fil d'une existence, imagine les états d'âmes d'Heisenberg, en les formulant sous forme de questions posées à son aîné par le jeune écrivain-philosophe (qui ressemble de loin à Jérôme Ferrari lui-même). Ils ont en commun un certain rapport au monde, où "le vertige de l'horreur ressemble parfois à celui de la beauté".
Quel rôle Heisenberg a-t-il joué pendant le nazisme ?
Le sens même des découvertes d'Heisenberg résonne avec sa propre vie, guidée elle aussi par le principe d'incertitude : à l'arrivée du nazisme au pouvoir, Heisenberg n'a pas quitté l'Allemagne, et le mystère reste entier sur ses convictions profondes et son rôle dans le retard des Allemands sur les Américains pour fabriquer la bombe atomique. A-t-il mobilisé toutes ses forces pour y parvenir, ou bien a-t-il volontairement freiné les recherches ? Le mystère reste entier, qui fait de l'existence du scientifique une formidable matière romanesque.
La vie d'Heisenberg, le sens de ses recherches, et les conséquences sur l'histoire de l'humanité sont un magnifique terreau pour creuser des questions philosophiques. Le roman de Jérôme Ferrari interroge notamment le lecteur sur le langage. C'est même la question centrale du roman : pas de science sans les mots pour traduire les découvertes. Le langage est la condition sine qua non de toute recherche. Tout est question de langage, comme le disait Niels Bohr au jeune Heisenberg en 1922, "Votre vocation de physicien est aussi une vocation de poète".
La question centrale de ce livre est donc une question de philosophe, d'écrivain : comment faire exister le monde (sa beauté, ses horreurs) en le disant, en le rendant audible et compréhensible. Le langage comme clé pour ouvrir les portes des concepts les plus complexes qui président à l'ordre du monde.
Un roman où tout est vrai
"Le principe" n'est ni une biographie, ni le récit romancé d'une vie, mais un roman où tout est vrai. Là où l'on pourrait se perdre, arrêté que l'on serait par un sujet trop difficile (quand on ne parle pas la langue de la physique, ni celles des mathématiques, et surtout pas celle d'un prix Nobel), le roman de Jérôme Ferrari réussit à faire comprendre au béotien le sens général de cette découverte scientifique, et comment cette révolution a bouleversé les convictions des scientifiques et leur manière d'appréhender le réel depuis des millénaires, et ce qu'elle a aussi ouvert comme abominables possibilités de destruction dans un monde où "l'impossible devient réel avec une désarmante simplicité".
"Le principe" n'est pas un livre facile, mais il vaut la peine de s'accrocher. Le roman lui-même résout la question qu'il pose : la littérature et la poésie sont bien des clés qui ouvrent les portes des mystères et des contradictions du monde.
Pour compléter cette lecture, on peut aussi lire "Les rêveurs lunaires", une bande dessinée cosignée par le mathématicien Cédric Villani et le dessinateur Edmond Baudoin, qui évoque également (entre autres) la vie d'Heisenberg et les questions qu'elle soulève. Le principe Jérôme Ferrari (Actes Sud – 160 pages – 16,50 euros)
Extrait :
"Ils voulaient comprendre, regarder un instant par-dessus l'épaule de Dieu.
La beauté de leur projet leur semblait la plus haute qu'on pût concevoir.
Ils étaient arrivés là où le langage a ses limites, ils avaient exploré un domaine si radicalement étrange qu'on ne peut l'évoquer que par métaphores ou dans l'abstraction d'une parole mathématique qui n'est, au fond, elle aussi, qu'une métaphore.
Ils devaient sans cesse réinventer ce que signifie "comprendre".
Les connaissances qu'ils vénéraient ont servi à mettre au point une arme si puissante qu'elle n'est plus une arme, mais une figure sacrée de l'apocalypse.
Ils en ont été les oracles et les esclaves."
Qu'est-ce que le "principe d'incertitude" ?
Ce "principe d'incertitude", que le physicien a théorisé dans une équation qu'il a nommée "théorème d'indétermination", quel est-il ? Attention accrochez-vous : "la vitesse et la position d'une particule élémentaire sont liées de telle sorte que toute précision dans la mesure de l'une entraîne une indétermination proportionnelle et parfaitement quantifiable, dans la mesure de l'autre". Autrement dit, dans une dimension microscopique, quand on mesure la position d'un objet (d'une particule), on ne peut pas mesurer sa vitesse, et inversement. Avec cette théorie, les scientifiques sont obligés d'admettre qu'une partie de la réalité, à une échelle microscopique, échappe aux calculs, reste dans le flou. Ils doivent admettre qu'il est désormais impossible de croire que "toute la réalité du monde se laisserait un jour apprivoiser par des concepts familiers du langage des hommes".
Une révolution difficile à avaler pour les scientifiques
La découverte d'Heisenberg est une révolution, qui a de bonnes raisons de désespérer les scientifiques. Comme le raconte Jérôme Ferrari dans son roman, les voilà contraints de "renoncer à l'espoir, déraisonnable et magnifique, qui fut la raison d'être d'une quête menée depuis si longtemps, de parvenir un jour à la description objective du fond secret des choses". Ces scientifiques – Einstein, Schrödinger, de Broglie - n'acceptent pas que cet espoir soit aboli, et qu'il ne puisse "même pas subsister à titre d'idéal", tout simplement parce que "les choses n'ont pas de fond".
Le temps des désillusions
"Regarder par-dessus l'épaule de Dieu", autrement dit faire cette merveilleuse expérience de percer les mystères du monde, et très vite après, être obligé de constater l'horreur de ce que ses découvertes ont produit (la bombe atomique) : ce dilemme est au centre du roman de Ferrari.
L'écrivain, à travers la voix de son narrateur, tisse le fil d'une existence, imagine les états d'âmes d'Heisenberg, en les formulant sous forme de questions posées à son aîné par le jeune écrivain-philosophe (qui ressemble de loin à Jérôme Ferrari lui-même). Ils ont en commun un certain rapport au monde, où "le vertige de l'horreur ressemble parfois à celui de la beauté".
Quel rôle Heisenberg a-t-il joué pendant le nazisme ?
Le sens même des découvertes d'Heisenberg résonne avec sa propre vie, guidée elle aussi par le principe d'incertitude : à l'arrivée du nazisme au pouvoir, Heisenberg n'a pas quitté l'Allemagne, et le mystère reste entier sur ses convictions profondes et son rôle dans le retard des Allemands sur les Américains pour fabriquer la bombe atomique. A-t-il mobilisé toutes ses forces pour y parvenir, ou bien a-t-il volontairement freiné les recherches ? Le mystère reste entier, qui fait de l'existence du scientifique une formidable matière romanesque.
La vie d'Heisenberg, le sens de ses recherches, et les conséquences sur l'histoire de l'humanité sont un magnifique terreau pour creuser des questions philosophiques. Le roman de Jérôme Ferrari interroge notamment le lecteur sur le langage. C'est même la question centrale du roman : pas de science sans les mots pour traduire les découvertes. Le langage est la condition sine qua non de toute recherche. Tout est question de langage, comme le disait Niels Bohr au jeune Heisenberg en 1922, "Votre vocation de physicien est aussi une vocation de poète".
La question centrale de ce livre est donc une question de philosophe, d'écrivain : comment faire exister le monde (sa beauté, ses horreurs) en le disant, en le rendant audible et compréhensible. Le langage comme clé pour ouvrir les portes des concepts les plus complexes qui président à l'ordre du monde.
Un roman où tout est vrai
"Le principe" n'est ni une biographie, ni le récit romancé d'une vie, mais un roman où tout est vrai. Là où l'on pourrait se perdre, arrêté que l'on serait par un sujet trop difficile (quand on ne parle pas la langue de la physique, ni celles des mathématiques, et surtout pas celle d'un prix Nobel), le roman de Jérôme Ferrari réussit à faire comprendre au béotien le sens général de cette découverte scientifique, et comment cette révolution a bouleversé les convictions des scientifiques et leur manière d'appréhender le réel depuis des millénaires, et ce qu'elle a aussi ouvert comme abominables possibilités de destruction dans un monde où "l'impossible devient réel avec une désarmante simplicité".
"Le principe" n'est pas un livre facile, mais il vaut la peine de s'accrocher. Le roman lui-même résout la question qu'il pose : la littérature et la poésie sont bien des clés qui ouvrent les portes des mystères et des contradictions du monde.
Pour compléter cette lecture, on peut aussi lire "Les rêveurs lunaires", une bande dessinée cosignée par le mathématicien Cédric Villani et le dessinateur Edmond Baudoin, qui évoque également (entre autres) la vie d'Heisenberg et les questions qu'elle soulève. Le principe Jérôme Ferrari (Actes Sud – 160 pages – 16,50 euros)
Extrait :
"Ils voulaient comprendre, regarder un instant par-dessus l'épaule de Dieu.
La beauté de leur projet leur semblait la plus haute qu'on pût concevoir.
Ils étaient arrivés là où le langage a ses limites, ils avaient exploré un domaine si radicalement étrange qu'on ne peut l'évoquer que par métaphores ou dans l'abstraction d'une parole mathématique qui n'est, au fond, elle aussi, qu'une métaphore.
Ils devaient sans cesse réinventer ce que signifie "comprendre".
Les connaissances qu'ils vénéraient ont servi à mettre au point une arme si puissante qu'elle n'est plus une arme, mais une figure sacrée de l'apocalypse.
Ils en ont été les oracles et les esclaves."
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