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Le Renaudot pour "Babylone" : Yasmina Reza signe un polar burlesque teinté de mélancolie

"Babylone" (Flammarion), la dramaturge et romancière Yasmina Reza signe un polar décalé, dans une mise en scène burlesque. On retrouve dans "Babylone" son sens du croquis social, auquel s'ajoute cette fois une touche de mélancolie, ayant à voir avec le temps qui passe, et qu'on ne rattrapera pas. "Babylone" vient de gagner le prix Renaudot 2016.
Article rédigé par Laurence Houot
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 5min
Yasmina Reza publie "Babylone" (Flammarion)
 (pascal Victor / ArtComArt)
L'histoire : Elisabeth, la soixantaine, vit à Paris dans un immeuble tranquille, où elle croise régulièrement Jean-Lino son voisin du dessus dans les escaliers, qu'ils montent tous les deux à pied, "moi pour conserver une silhouette potable, lui par phobie des lieux clos". Elisabeth est mariée depuis longtemps à Pierre. Jean-Lino forme un couple plus récent avec Lydie, une femme déjà grand-mère, rousse et chanteuse. Jean-Lino s'est pris d'affection pour le petit fils de Lydie, qui le lui rend bien peu, contrairement à son chat.

Le jour de ses 60 ans, Jean-Lino invite Elizabeth aux courses à Auteuil.  A la suite de cela, Elisabeth se prend d'affection pour Jean-Lino. Ils échangent à l'occasion un café et quelques confidences. "Je le percevais comme le plus doux des hommes", se souvient-elle.

Crime et fête de printemps 

Du coup, quand  Elisabeth a l'idée d'organiser chez elle "une fête de printemps", elle décide naturellement d'inviter Jean-Lino et sa femme. Après des préparatifs angoissants, la soirée se déroule finalement tout ce qu'il y a de plus normalement, sauf une petite sortie de Lydie sur l'origine contrôlée du poulet (elle est un peu crispée sur la question), qui donne lieu à quelques moqueries de Jean-Lino. Plus tard, peu de temps après que les derniers convives ont quitté la fête, la sonnette retentit. C''est Jean-Lino. Il annonce à Elisabeth et Pierre qu'il vient de tuer sa femme…

"Babylone" est un faux polar, qui traite avec une certaine désinvolture d'un crime, dans une ambiance de Vaudeville. Ça, c'est pour l'action, celle qui se déroule sur scène. Pour le reste, hors champs, en coulisses, le roman de Yasmina Reza est un plongeon dans l'espace-temps. "Certains jours, quand je me réveille, mon âge me saute à la gueule. Notre jeunesse est morte. Nous ne serons plus jamais jeunes. C'est ce jamais plus qui est vertigineux", regrette la narratrice. 

"Comment est-ce possible ? Une fille fait les quatre cent coups, se trimballe dans la vie juchée et peinturlurée et tout à coup se met à avoir soixante ans". Elisabeth se souvient d'un certain Joseph Denner, avec qui elle faisait des virées en pleine nuit "pour aller voir la mer". Ils étaient jeunes, et ne savaient pas que "c'est irréversible".

"Cet instant pétrifié qui ne se répètera plus"

Pour figurer la fulgurance du temps humain, Yasmina Reza a placé son roman sous le sceau de la photographie, cet "instant pétrifié qui ne se répétera plus".

D'entrée avec en exergue une citation de Garry Winogrand, "Le monde n'est pas bien rangé, c'est un foutoir. Je n'essaie pas de le mettre en ordre". Puis les premières pages sont consacrées à la description d'une photo tirée de "The Americans", de Robert Franck, "le livre le plus triste de la terre", que l'on retrouve tout au long du roman.

Il y a aussi la dernière photo de Jean-Lino et Lydie vivante, prise lors de la fameuse fête de printemps, qui s'est transformée en nuit du crime. Etant donné qu'il n'y aura jamais plus d'images ultérieures de Lydie Gumbiner, elle semble receler un contenu secret et se trouve nimbée d'une aura vénéneuse". Jusqu'à la photographie qui ferme le roman, La "photo numéro trente-deux : Monsieur Manoscrivi regardant Elisabeth Jauze s'emparer du manteau et du sac.", légende muette d'une photographie de reconstitution, qui ne dit rien du sentiment d'Elisabeth quand son regard croise celui de Jean-Lino, deux ans après le crime : "J'ai retrouvé ce que j'aimais dans ses yeux. Par-dessus n'importe quelle tristesse, la flamme d'espièglerie".

"Sur le bord des fleuves de Babylone, nous étions assis, et nous pleurions en nous souvenant de Sion"

A quoi tient la vie ? Quel est le sens de notre présence sur terre ?  "On est dans le paysage jusqu'au jour où on n'y est plus", dit la narratrice au début du roman, comme ces objets photographiés par Robert Franck, "un beau matin on les enlève". Elisabeth vient de perdre sa mère, et pourtant, "ça ne change pas grand-chose dans ma vie sauf que quelque part sur la terre, il y avait ma mère", constate-t-elle.

"Babylone" interroge sur un temps plus ancien, celui qui a précédé à la naissance de chacun, et qui a à voir avec les origines, et se résume peut-être à un "sentiment d'appartenance à un ensemble obscur". C'est en tous cas ce que ressent Jean-Lino enfant, quand son père lit inlassablement ce même verset des psaumes : "Sur le bord des fleuves de Babylone, nous étions assis, et nous pleurions en nous souvenant de Sion".

A la manière d'un film d'Alain Resnais, Yasmina Reza fait jaillir les questions les plus profondes des événements les plus anodins, des objets et des gestes les plus quotidiens. Elle peint avec élégance toutes ces minuscules choses, fugaces, certaines joyeuses, d'autres tragiques, qui mises bout à bout, finissent par faire une vie.
 
"Babylone", Yasmina Reza (Flammarion-220 pages – 20 euros)

Extrait : 
"Quand je suis arrivée au champ de courses, il était installé au restaurant, collé aux vitres qui dominent le paddock. Sur la table, une bouteille de champagne dans un seau, les journaux du turf étalés, couvertes d'annotations, des cacahouètes éparpillées mêlées à de vieux tickets. Il m'attendait en homme détendu qui reçoit à son club, en total contraste avec ce que je savais de lui. On a bouffé un truc gras de son choix. Il s'exaltait à chaque course, se dressant, rugissant, la fourchette brandie, drainant des lambeaux de poireaux vacillants."
 

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