Les "75 feuillets" de Proust : "C'est comme quand on découvre une crypte sous une église mérovingienne"
Les "75 feuillets et autres manuscrits inédits" de Proust paraissent ce jeudi 1er avril aux éditions Gallimard. Un événement littéraire pour ces manuscrits dont on soupçonnait seulement l'existence. Jean-Yves Tadié, écrivain spécialiste de Proust qui les a préfacés, nous fait part de sa grande émotion à leur lecture.
Jean-Yves Tadié, écrivain et professeur, est l'un des grands spécialistes de Marcel Proust en France. Il a écrit la préface des Soixante-quinze feuillets et autres manuscrits inédits qui paraissent aujourd'hui chez Gallimard. Lorsqu'il a pour la première fois découvert ces écrits extraordinaires de Proust, qui sont rien de moins que la genèse de A la recherche du temps perdu, il a ressenti une grande émotion personnelle, qu'il nous fait partager.
Franceinfo Culture : Vous doutiez-vous de l'existence de ces inédits de Proust ?
Jean-Yves Tadié : Absolument, on s'attendait toujours à les voir réapparaître, et puis, après la mort de Bernard de Fallois, la personne qui les détenait, on en a disposé, et on a pu publier ce qui est la première étape d'A la recherche du temps perdu. C'est vraiment le premier jet. C'est, selon la formule de Michelet, le "moment sacré où le grand écrivain commence à écrire". En général, on ne connaît pas ce moment. Là, justement, on l'a. Après deux ans où Proust n'a plus écrit, car la mort de sa mère l'a bouleversé, brusquement il se remet à ce qui a toujours été son projet depuis sa jeunesse : celui de faire un roman.
N'avait-il rien écrit avant ?
Il avait essayé avant. Il avait écrit des nouvelles, Des plaisirs et des jours, il avait alors 24 ans. Il avait fait un roman de mille pages, Jean Santeuil, qu'il ne publie pas parce qu'il n'est pas satisfait et qu'il abandonne en 1899 quand il a 28 ans. Et là, nous sommes à peu près dix ans plus tard. Dix ans se sont écoulés donc, pendant lesquels il n'est toujours pas arrivé à faire son roman. Il vieillit, il a 38 ans, ce qui est beaucoup pour l'époque... Et brusquement, la source s'ouvre, et il écrit ces Soixante-quinze feuillets qui, pour les lecteurs, rappelleront le début de Du côté de chez Swann, et des personnages d'A l'ombre des jeunes filles en fleur, et même d'Albertine disparue à propos de Venise.
Il a beaucoup tâtonné ?
Et puis, après avoir fait ça, il s'arrête à nouveau. Il tombe en panne, encore. A ce moment, il se lance alors dans un projet qui va avorter, qu'on a appelé Contre Sainte-Beuve, un mélange d'essai et de conversations avec sa mère. Et c'est dans un troisième essai, un an après celui où il a écrit ces feuillets, que, en somme, l'écluse se rouvre, et que de nouveau il commence son roman et là, il ne s'arrêtera plus jusqu'à sa mort, c'est-à-dire pendant quatorze ans.
Ces feuillets sont très beaux ! Tout le monde s'en serait contenté ! Et en même temps, lui, il n'est jamais content
Jean-Yves Tadiéà franceinfo Culture
Qu'avez vous ressenti quand vous avez découvert ces "Soixante-quinze feuillets" ?
D'abord, il y a une grande émotion personnelle : on a trouvé la source de quelque chose qu'on n'avait pas. C'est un peu comme quand vous cherchez la source du Nil ou la source de la Seine, de la Loire, vous êtes ému de ce petit ruisseau qui coule du rocher et qui va donner tout à fait autre chose, d'immense. C'est un peu le même sentiment. En plus, ce qui est très marqué dans ces pages, c'est le caractère autobiographique. Il s'agit vraiment presque de ses mémoires, de ses souvenirs d'enfance. C'est sa grand-mère, sa tante, son oncle, qui portent leurs vrais prénoms par exemple, et sa mère s'appelle Jeanne, comme Jeanne Proust. Ce caractère biographique sous-jacent, bien sûr on pouvait le soupçonner, mais là il éclate. Et au contraire, plus tard, le travail du romancier va consister à masquer ce caractère entièrement personnel, qui d'ailleurs n'a pas dû le satisfaire puisque justement il se dit un jour : ce n'est pas un roman. Et il va recommencer.
Ce qui est extraordinaire, d'ailleurs, c'est cette passion et cet esprit critique parce que ces feuillets sont très beaux ! Tout le monde s'en serait contenté ! Et en même temps, lui, il n'est jamais content. Il faut toujours qu'il aille plus loin, plus profond, vers quelque chose à la fois de plus riche sur le plan du sens, et la recherche des lois psychologiques, poétiques sur le plan des métaphores, des images qui fusent chez lui au fil du temps.
A travers ces "Soixante-quinze feuillets", avez-vous eu l'impression d'être une sorte d'archéologue littéraire ?
Oui, c'est comme quand on cherche l'origine d'une église, où sous la crypte, on découvre les fondations d'un monument mérovingien par exemple, pour employer une image proustienne d'ailleurs... C'est tout à fait le sentiment que nous avons eu à quelques uns, dont Nathalie Mauriac qui a fait l'édition. C'est ce sentiment de l'origine de tout, or c'est bien cela l'archéologie : la recherche de l'origine, qui reste très mystérieuse chez les grands artistes. Pourquoi ça plutôt qu'autre chose ? Pourquoi eux plutôt que d'autres ? Là on a une sorte de réponse... On est face au procesus créatif dans sa nudité, sa pureté.
Y a-t-il des choses qui vous ont surpris ou vous doutiez-vous de ce que vous alliez découvrir ?
En fait, tout est repris. De même que Proust gardait tous ses papiers, il garde toutes ses idées, tous ses souvenirs, mais simplement il les étoffe, il les amplifie, il les développe. Sa présence, dès l'origine, montre bien l'importance notamment de la cellule familiale mais enfin, la plupart des gens ont la chance d'avoir eu une famille, il n'est pas le seul. Donc c'est une histoire très simple. C'est un petit enfant qui pleure, c'est un enfant malheureux, c'est un enfant solitaire, c'est tous ces sentiments qu'il partage devant nos yeux et on voit qu'à l'origine de cette oeuvre gigantesque, ces cinq cent personnages, il y a un enfant malheureux... Il voulait vraiment faire un roman, il se disait homme de lettres : c'est la profession qu'il donnait. Il n'a jamais voulu être autre chose, dès l'enfance certainement, et en tout cas dès l'adolescence.
Ce qu'il voulait, c'était raconter une histoire ?
Jean-Yves Tadié : Il met longtemps avant de trouver son sujet. Il n'échappe pas à lui-même. Jean Santeuil, c'est aussi un personnage qui lui ressemble. Si vous lisez ses poèmes et nouvelles de jeunesse, il est aussi beaucoup question de lui-même. Donc le grand problème pour lui, va être d'échapper à lui-même. Tant d'écrivains sont étouffés par leur "moi"... Lui qui dit "je" tout le temps, au contraire, va créer un monde avec 500 personnages, avec tous les thèmes possibles, parce que des livres paraissent sans cesse sur un thème différent chez Proust... C'est aussi un roman superbe sur l'art, sur la musique, sur la peinture, sur la mort, sur le sens de la vie, et bien sûr sur la mémoire. Alors cette mémoire, il ne l'a pas encore trouvée véritablement, il ne sait pas que l'épisode de la madeleine sera le ressort de tout. C'est-à-dire la mémoire involontaire, le fait que tout le passé remonte d'un coup pour être raconté.
Dans les "Soixante-quinze feuillets", on a donc la genèse de la madeleine ?
Oui, il y a une petite allusion : il trempe du pain rassis dans une infusion. Ce n'est pas une madeleine, et ce n'est pas du thé, d'abord. Tout ça va changer ensuite. Il trouve cette idée et il va raconter ce phénomène, et il va organiser le roman autour du phénomène. Lorsqu'il nous dit que tout Combray est sorti d'une tasse de thé, ça c'est vraiment l'organisation du roman autour de la mémoire. Dans les Soixante-quinze feuillets, les choses lui reviennent, mais pas tout encore, pas tout le roman... Naturellement, c'est un artifice aussi, on ne peut pas penser que toute La recherche du temps perdu qui fait trois mille pages est sortie d'une tasse de thé, c'est donc un artifice du romancier que de nous le dire. C'est un phénomène de création artistique qui a marqué tout le monde puisque si l'on connaît quelque chose, c'est bien cela.
Les "Soixante-quinze feuillets", c'est cette émotion du début de tout, de l'origine, qui rend les choses très claires pour tout le monde. C'est-à-dire que tout public peut s'y retrouver, et lire ces pages avec facilité et plaisir
Jean-Yves Tadiéà franceinfo Culture
Pensez-vous que la parution des Soixante-quinze feuillets va marquer la littérature proustienne ?
Oui sûrement, parce que c'est l'origine. Ce n'est pas forcément le plus riche, le plus beau, on ne peut pas le prétendre : chez Proust, tout est toujours mieux, à chaque édition. Chaque réflexion, chaque dernière version est plus belle, plus riche que la précédente chez lui. Il n'abîme jamais ce qu'il a fait, il le développe, il l'amplifie, il le rend plus complexe, il le rend plus conscient, il le rend plus poétique. Donc cette origine-là est peut-être moins tout cela que les dernières pages qu'il a écrites, par exemple, qui sont pour moi le plus beau, le plus extraordinaire... Mais en même temps, c'est cette émotion du début de tout, de l'origine, qui rend les choses très claires pour tout le monde. C'est-à-dire que tout public peut s'y retrouver, et lire ces pages avec facilité et plaisir.
C'est une bonne introduction à Proust ?
Jean-Yves Tadié : Oui c'est clair c'est une très bonne introduction. Et on voit que le monde de Proust est un monde très simple. Ce n'est pas un monde snob, ce n'est pas un monde de riches, c'est un monde simple, humain : une famille, un enfant, une soirée... La solitude, aussi ; la méchanceté, déjà , puisqu'on voit que la grand-mère est persécutée par son mari et par son beau-frère... Et c'est très touchant aussi. Dès le début, on voit que le monde de Proust est comme le nôtre : un monde cruel.
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