"Les Jungles rouges", le roman indochinois de Jean-Noël Orengo dans les pas de Malraux, de Duras, de Pol Pot
Jean-Noël Orengo poursuit son exploration de l'Orient avec ce foisonnant roman qui met en scène des personnages fictifs au milieu de figures réelles de l'histoire de l'Extrême-Orient, objet éternel de fascination pour l'Occident.
Dans ce nouveau roman, paru dans la rentrée 2019, en lice pour le prix Renaudot, Jean-Noël Orengo imagine une fresque traversant le XXe siècle et le monde, de Paris à Bangkok, en passant par Phnom Penh, Saigon ou Trouville-sur-Mer. On y croise, au milieu de personnages fictifs, André et Clara Malraux, Pol Pot ou encore Marguerite Duras...
Le roman s'ouvre à Phnom Penh, dans les années 20. André Malraux et sa femme Clara attendent leur procès dans une affaire de vol de figures "dévatas", divinités hindoues, qu'ils ont dérobées dans des temples entre le Siam et le royaume d'Angkor. Déclassés, assignés à résidence, Clara fume de l'opium pendant qu'André continue à faire des plans sur la comète. À leur service, Xa, "leur boy attitré depuis leur arrivée au Cambodge", fidèle malgré la chute. Xa Prasith, le fils de ce jeune khmer et de son épouse vietnamienne, va devenir le personnage principal, le fil de ce roman choral. On le retrouve dans les années 50 à Saint-Germain des Prés, militant aux côtés de son ami Saloth Sâr, plus connu sous le nom qu'il adoptera plus tard, Pol Pot. Puis officier encadrant la résistance des Khmers rouges, dans les années 60. On le retrouve à Phnom Penh en avril 1975. Mais surprise, alors que les Khmers ont pris la ville, il s'est réfugié à l'ambassade de France, sa fille Phalla dans les bras. Il confie son bébé à un couple de Français avant de disparaître. On sera sans nouvelles de lui jusqu'à l'issue du roman, inattendue.
"Pas tout à fait comme vous"
À travers l'histoire de ce personnage romanesque, Jean-Noël Orengo déploie l'histoire des relations du monde occidental avec ce qui s'appela l'Indochine jusqu'à l'indépendance des pays qui la composent. Mêlant fiction et faits et personnages réels, faisant des aller-retour dans le temps et dans l'espace, le romancier plonge le lecteur dans les différentes époques, par séquences, du colonialisme finissant des années 20 où commence à se faire sentir la "haine des blancs", au militantisme d'après-guerre, dans le Paris des années 50, à la guerre d'Indochine et la folie du pouvoir Khmer rouge, et jusqu'à aujourd'hui.
"Comme vous, comme vous, mais pas tout à fait comme vous", scande un poème pseudonyme daté de 1910, anticolonial, qu'André Malraux déclame à Clara au début du roman, et qui revient comme un refrain lancinant. Le romancier tente de tracer une voie dans un entrelacs de faits complexes ayant abouti à la mise en place de l'un des systèmes totalitaires les plus radicaux qu'ait connu le monde. Un espace où le "Haut-Parleur d'acier règne désormais dans le ciel des moussons non comme un roi mais comme oiseau grisâtre inquiétant, persifleur et autoritaire".
Une écriture luxuriante
Le prix de Flore 2015 avec La fleur du capital s'empare ici de l'histoire pour en faire matière à littérature, librement, retraçant à sa manière le récit des relations de la France avec cette région autrefois appelée Indochine, et son émancipation radicale et sanglante après la décolonisation. Orengo esquisse le portrait du dictateur cambodgien de biais, en s'intéressant d'avantage à un personnage fictif, et connexe, un ami de Pol Pot. Le romancier ne fait pas le procès du régime communiste du Kampuchéa, ni de la politique française dans la région. Il ne s'étend pas non plus sur le génocide, s'intéressant d'avantage aux mouvements de l'histoire et à celui des cœurs humains qui y ont conduit.
D'une écriture aussi dense et luxuriante que les "Jungles rouges" qu'il décrit, aussi ouvragée que les palais d'Angkor, Jean-Noël Orengo évoque la fascination du monde occidental pour un Extrême-Orient mythique, insaisissable, intarissable source d'inspiration des écrivains et des aventuriers occidentaux de tout poil qui l'ont précédé sur ces terres humides et parfumées, mais aussi parfois suffocantes, obscures et indémélables.
Les Jungles rouges, Jean-Noël Orengo (Grasset - 270 pages - 19 €)
Extrait :
"Humilité, intransigeance, inflexibilité : à l'image des planteurs laborieux riz, ils accorderaient leurs gestes à leurs besoins vitaux. Leurs lectures marxistes de Paris impliquaient ce retour à la terre primordiale. Ils désiraient apprendre le réel des campagnes ancestrales, reculées, seule université qui vaille. Ces "Khmers Daeum", ce peuple ancien il fallait le préserver de ce peuple nouveau et contaminé des villes. Ceux-là étaient comme des khmers mais pas tout à fait comme eux, et on devait corriger ça pour établir le règne d'une société agraire autonome, égalitaire devant l'effort. Le bonheur sincère passait par cette rééducation totale."
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