"Les Porteurs d'eau", le beau roman d'Atiq Rahimi sur la liberté et sur l'exil
Même jour, Kaboul, Yûsef est attendu. Il est le porteur d'eau. On a besoin de lui à la Mosquée pour les ablutions. Gare à son dos s'il arrive après le Mullah, il risque quatre-vingt-dix-neuf coups de fouets. Mais Yûsef a du mal à quitter le sandali, où sommeille Shirine, sa belle-sœur, dont il a la charge depuis que son frère a disparu. La présence de la jeune femme le perturbe. Yûsef s'est toute sa vie consacré à la source, un pesant héritage de son père.
Le poids de l'outre d'eau a empêché qu'il se développe comme les autres garçons de son âge. Il est devenu "l'eunuque". Lui qui n'a jamais connu les désordres du désir, voilà qu'il se met à avoir des érections matinales et des pensées "impures" en songeant à Shirine… Malgré les discours sur l'amour de son ami Lâla Bahâri, l'épicier sikh converti au bouddhisme et vénéré par toutes les femmes du quartier, Yûsef craint la colère des Talibans et de Dieu, et freine autant qu'il peut les sentiments qui l'assaillent.
Les racines
Tom, lui, a francisé son nom. Et sa vie avec sa femme afghane ne lui convient plus. Il veut rompre avec son passé, en entamant une nouvelle vie avec Nuria, une belle, jeune et mystérieuse Catalane qu'il a rencontrée à Amsterdam, et qui le guérira, pense-t-il, de sa paramnésie, cette impression de déjà vécu qui lui empoisonne l'existence. Il apprendra à ses dépens, et dans les bras de Rospinoza, une beauté juive, que l'on ne se débarrasse pas si facilement de son histoire et de ses racines…Tariq Rahimi tisse dans ce nouveau roman ces deux destins en parallèle, deux destins qui se font écho, d'un bout à l'autre de la planète, racontant l'histoire de l'Afghanistan, et de l'exil. D'un côté l'histoire de Yûsef, le naïf porteur d'eau qui découvre la vie et la liberté, racontée comme un conte, de l'autre celle de Tom/ Tamin, l'exilé, mise à distance par un "tu".
"L'infernal vertige que creuse l'exil entre les mots et la pensée"
Le romancier a quitté l'Afghanistan en 1984, et comme "Syngué sabur, Pierre de patience", son Prix Goncourt en 2008, "Les Porteurs d'eau" est écrit en Français. Quels sont les effets de l'exil ? Comment vivre avec ses racines dans un nouveau monde ? Quel rôle joue la langue, comment se construit le récit d'une vie d'exilé ?Ce sont ces questions que pose le nouveau roman d'Atiq Rahimi. "Le gouffre est là, dans le blanc entre tes mots et ta pensée, dans la distance entre tes deux prénoms, dans ce chemin que parcourent les mots entre ton esprit et ta main ; tout au long de cette distance entre Kaboul, Paris et Amsterdam où flotte ton corps de proscrit", songe Tom/Tamim, qui ne trouve pas les mots en français quand il s'agit d'écrire à sa femme pour la quitter. "Il se rend compte que ses mots français, empruntés fraîchement aux dictionnaires, n'ont jamais vécu en lui. Ils sont étrangers à sa pensée, à ses sentiments… en exil dans son âme afghane, qu'il aimerait tant travestir en esprit français".
"Une œuvre garantit la trace de l'humanité dans l'univers"
En arrière-plan de ces deux destins, celui des deux Bouddhas, figures éternellement souriantes, que les Talibans détruisent en quelques secondes. "Une énorme explosion, du feu, de la poussière, seulement la voix de deux hommes qui crient : "Allah-o-akbar" deux fois, suivi de "Mâshâ-allah" ! Et puis plus rien. Quinze siècles d'histoire tombent en cendre et en poussière".Est-ce si grave ? s'interroge Tom, alors que les Talibans tuent des êtres humains par centaines. "Mais les êtres humains, qu'ils vivent dans la poussière ou dans la richesse et le bonheur, sont programmés pour mourir un jour. Pas une œuvre d'art. Une œuvre garantit la trace de l'humanité dans l'univers (…) Et puis les êtres humains peuvent se reproduire, pas les œuvres d'art", lui répond Nuria.
Avec "Les porteurs d'eau", Atiq Rahimi, dans une très belle langue française, plonge dans les racines de son pays, la violence des Talibans, et leur entreprise folle d'éradication d'une histoire qui les a précédés. Il y célèbre l'amour, la liberté, et y chante aussi les sanglots de "l'infernal vertige que creuse l'exil entre les mots et la pensée".
"Les Porteurs d'eau", Atiq Rahimi
(P.O.L. - 283 pages - 19 euros)
Extrait :
Il a soif.
"Les Porteurs d'eau", page 142
De l’eau limpide et tiède, une gorgée lui suffit. Il en boit deux à même la source ; puis il colle ses lèvres humides contre la bouche de l’outre, inspire autant que ses poumons le lui permettent l’air mis en réserve. Retient son souffle. Remplit d’eau son outre, laissant encore un peu d’air, on ne sait jamais. Et repart.
À la sortie, le chien est toujours là, l’œil et l’oreille aux aguets, indifférent au soleil maintenant à son zénith mais qui bientôt déclinera lentement et froidement ; puis disparaîtra, ventre à terre, exaspérant la ville qui n’aspire qu’aux nuées, à la pluie, à la boue et à se libérer des caprices du porteur d’eau.
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