"Les silences", une polyphonie pastorale dramatique signée Luca Brunoni
Le pire n’est pas incertain, la jeune Ida peut en témoigner. Sa courte vie est une succession de malheurs, de coups durs qui s’acharnent à la plonger dans des enfers abyssaux. Avec Les silences (éditions Finitude), Luca Brunoni nous plonge dans un village suisse au milieu du XXe siècle, théâtre de drames et désirs silencieux. Ida, jeune orpheline de 13 ans, est placée chez un couple de paysans, qui survivent chichement de leur lopin de terre. Ida doit faire face à la haine de la fermière, qui ne souhaitait pas sa présence. Son corps d’adolescente trouble le mari taiseux. Dans cette atmosphère d’économie de mots et de nourriture, Ida fait la connaissance d’un garçon, Noah, qui rêve d’ailleurs, un ailleurs très loin de son village. Car Noah étouffe, tout le monde étouffe au village. Silencieusement.
Le grand silence
L’ailleurs commence à la sortie du bourg et Noah représente la porte de sortie pour Ida. Avec une écriture épurée, l’écrivain suisse, d’expression italienne, décortique les rapports de domination dans une société enclavée. Son style dépouillé permet d’aller à l’essentiel. Ida, qui n'est pas sans rappeler Cosette et les Thénardier, se donne corps et âme pour ne pas se retrouver placée dans un orphelinat. A travers elle, on suit le destin des enfants placés dans des familles d’accueil en milieu rural, ces "petites mains" utiles, corvéables, pour des paysans en mal de main d’œuvre presque gratuite.
Le roman est construit comme un diptyque. Dans la première partie, Ida narre son présent incertain. Dans la seconde, les villageois prennent la parole. En coupant ce village du monde, Luca Brunoni touche paradoxalement à l’universel. Rancœurs, jalousie, désirs tus, mots non-dits, frustrations rongent les villageois. Les aspirations d’un monde meilleur butent sur des horizons bouchés. Les silences se lit comme un roman noir sociologique, dans lequel la résilience, la résistance au déterminisme social n’est pas un combat facile. Comment s’extraire de son statut social ? Comment exister, rêver, exiger sa part de bonheur ? Luca Brunoni nous tient en haleine avec un récit bien rythmé, noir et lumineux.
("Les silences", Luca Brunoni, traduit de l’italien par Joseph Incardona, éditions Finitude, 19 euros)
Extraits : "Certains hommes quand ils boivent deviennent plus forts et téméraires, du moins le croient-ils. (...) L'alcool agit différemment chez Arthur. Je sais ce qu'il veut, il me l'a déjà demandé, mais on dirait que, maintenant, ça l'effraie. Sans pouvoir me l'expliquer, son manque de courage m'irrite encore plus". "Une telle douleur ne peut s'atténuer que si on l'accepte. Et on ne peut l'accepter que si on pense la mériter". "Ce soir pas de souper. Qui ne travaille pas ne mange pas, c'est ainsi depuis la nuit des temps. Tu te prends pour qui à vouloir changer les règles ?"
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