Livre Paris : Editions Christian Bourgois, les 50 ans d'un catalogue exigeant et engagé
C'est en plein cœur de Paris, au fond d'une cour, que sont logées les éditions Christian Bourgois. Un havre de paix, une fois passée la porte qui ouvre sur des bureaux donnant sur de la verdure, avec une vue imprenable sur la Tour Eiffel et le dôme des Invalides. Le lieu est imprégné des 50 ans d'histoire de la maison : des centaines de livres qu'elle a publiés sont soigneusement disposés sur les étagères des bibliothèques qui habillent la totalité de la surface des murs, des dossiers colorés bien classés, où l'on peut lire les noms d'écrivains mythiques, et aussi des affiches, des photos…
Fondée en 1966 au sein des presses de la Cité par Christian Bourgois, disparu en 2007, les éditions Bourgois sont devenues indépendantes en 1993. La maison compte six salariés, et publie une cinquantaine de titres par an. En 50 ans, la maison s'est construit une identité forte, que l'on peut aujourd'hui embrasser d'un regard en feuilletant le très beau catalogue publié pour fêter les 50 ans de la maison.
Un catalogue où "les auteurs sont bien ensemble"
"Un catalogue, c'est une identité", explique Dominique Bourgois.Comment l'identité d'une maison d'édition se fabrique-elle ? Dominique Bourgois émet quelques hypothèses, et c'est toujours vers les auteurs qu'elle se tourne. "L'idée c'est de faire en sorte de ne déranger personne dans le catalogue", explique-t-elle. "Faire cohabiter des auteurs qui sont bien ensemble", ajoute-t-elle. Et cela, c'est le travail de l'éditeur, qu'elle fait au quotidien avec sa petite équipe.Et à force, c'est tout naturellement que se construisent les choses. "Par exemple récemment nous avons publié Margaret Mead, "Euphoria". Nous avons Baldwin au catalogue, et bien je viens de découvrir que Margaret Mead et James Baldwin ont eu des échanges, des conversations, publiées récemment aux Etats-Unis. Cela montre que ces deux auteurs de notre catalogue s'entendent bien", raconte Dominique Bourgois en souriant. "Nous avons dans notre catalogue des choses extrêmement diverses, des polars, de la musique, des essais, des romans, mais il n'y a personne qui est gêné par la présence de quelqu'un d'autre", explique l'éditrice. "C'est pourquoi par exemple, je ne publierais pas Zemmour", sourit-elle.
Les livres qui servent
"Composer un catalogue avec le souci d'exprimer mes préférences littéraires et esthétiques", disait le fondateur Christian Bourgois. Dominique confirme. "J'ai par exemple toujours été fascinée par Oliver Sacks mais il est publié au Seuil. Bon. J'avais lu les textes magnifiques qu'il a écrits dans le New Yorker et dans le New York Times à la fin de sa vie. Un éditeur américain a publié ces textes dans un recueil, "Gratitude". Le Seuil ne l'a pas publié, alors j'ai acheté les droits. Ce sont des textes extraordinaires, qui parlent de la fin de vie mais surtout de la vie. C'est un livre d'amour, un livre de 64 pages mais avec très peu de mots on peut dire beaucoup, donner beaucoup", raconte avec enthousiasme l'éditrice."Nous allons publier aussi au printemps le livre d'une danseuse américaine, la première danseuse étoile noire, Mitsy Copeland. C'est un très beau livre, qui ne donne pas dans la revendication, mais qui raconte tout le parcours d'une femme à qui on répète pendant des années qu'elle n'est pas de la bonne couleur pour le rôle dans 'Le lac des Cygnes'. Elle a une histoire pas possible, une famille avec une mère qui s'est mariée 4 fois, rien n'allait, et elle deviendra finalement la première danseuse étoile noire de l'histoire. Ça me plaît. Ce sont des livres qui expliquent des situations injustes, que l'on peut donner à des parents ou a des grands-parents, pour aider à expliquer des situations. Le livre d'Oliver Sacks, ou celui-là, mais il y en a d'autres ("Un verger au Pakistan", de Peter Hobbs, glisse-t-elle) sont des livres comme ça", confie Dominique Bourgois.
L'éditrice est intarissable. Elle parle de ses livres et de ses auteurs comme une mère de ses enfants. "J'aime bien que l'on me raconte une histoire que je ne connais pas", explique-t-elle. Mais l'édition n'est pas qu'une affaire de "goûts" esthétiques, "il y a un contrat, qui est de trouver des lecteurs", affirme-t-elle. "Un auteur qui ne trouve pas de lecteurs, c'est frustrant et triste, et on ne peut qu'en faire le constat", explique Dominique Bourgois. Et la maison soigne particulièrement les relations avec les libraires : "Il faut qu'ils sachent comment vendre nos livres", explique l'éditrice, "et le catalogue que nous avons fait pour les 50 ans a été fait pour eux, pour qu'ils disposent d'un outil. Je dis toujours que pour que les libraires prescrivent le fonds, il faut qu'ils le connaissent", explique-t-elle.
Des beaux livres "engagés mais pas contestataires"
Ce qui fait la marque de fabrique des éditions Bourgois, c'est aussi la qualité des objets livres. "Ce sont des livres bien édités, avec des traductions soignées, on travaille comme des artisans, avec beaucoup de gens qui interviennent", explique fièrement Dominique Bourgois."Ensuite, pour le succès, on ne peut jamais savoir à l'avance", poursuit-elle. Parfois tout est contre un livre et il trouve des milliers de lecteurs. Et parfois c'est l'inverse. "L'année dernière par exemple, on a publié un roman d'un Hongrois, ("La misericorde des cœurs", Szilard Borbély) et l'auteur s'est suicidé avant la publication du livre. Donc, on s'est retrouvé avec un premier roman, d'un auteur hongrois inconnu qui n'était plus là pour venir en parler. Et bien ce livre a rencontré 6000 lecteurs"', raconte Dominique Bourgois. "Et puis d'un autre côté, quand j'ai publié James Baldwin, j'étais certaine que cela allait marcher car je trouvais que ses textes donnaient un éclairage vraiment intéressant sur l'actualité d'aujourd'hui. Et en plus il y avait au même moment la sortie de "Selma" au cinéma, Et bien ça a été un ratage", explique l'éditrice.
Dominique Bourgois préfère le mot "engagement". La maison a édité "Les versets sataniques" de Salman Rushdie, en 1989, les textes de Wei Jingshen, dissident chinois, en 1997 ou Francis Deron, Toni Morrison ou Susan Sontag mais la maison ne se revendique pas comme "contestataire". Si on devait publier une voix forte et haute pour défendre quelque chose, s'il y avait une nécessité, oui mais sinon, nous ne publierions pas de texte 'politiques'", explique l'éditrice, qui par ailleurs ne s'interdit rien.
"Si j'avais pu, j'aurais publié 'Fifty shades'"
"Si j'avais pu, j'aurais publié Fifty shades", c'est rigolo, et avec ce que cela rapporte on peut travailler deux ans en étant tranquille…". "Il y a des libraires qui présentent côte à côte Emmanuel Carrère et Pancol. Cela ne me dérange pas. Et je me dis toujours que si Pancol trouve autant de lecteurs, c'est qu'elle doit leur donner quelque chose. Je me souviens d'une fois où je suis entrée dans une bibliothèque et une jeune fille empruntait un livre de Musso. Quand je lui ai demandé pourquoi elle avait choisi ce livre, elle m'a répondu : "Je n'ai pas les moyens de voyager, avec ce livre, je vais passer le week-end à New York." Et bien ça ne me gène pas. Je me dis pourvu qu'elle s'amuse bien. Et en même temps j'espère que la bibliothécaire fera son boulot, et lui proposera la prochaine fois Paul Auster pour faire le voyage !".Comment l'éditrice envisage-t-elle l'avenir de la maison ? "Je n'envisage pas", dit-elle en souriant, "on va continuer tant qu'on peut, et que ça vaut la peine", conclut-elle.
Pour finir, si on demande à Dominique Bourgois de citer les auteurs phares de la maison, elle s'y refuse et préfère évoquer les moments enthousiasmants des cinquante années écoulées.
Les meilleurs souvenirs (non exhaustif, et dans le désordre)
- "Les versets sataniques" de Salman Rushdie (1989)
- Prix Nobel de littérature pour Toni Morrison (1993)
- Publication des œuvres de Boris Vian (dans les années 70)
- Création de la collection de musique "Passé présent", Boulez, Brendel, Nono, Gould …)
- L'aventure J.R.R.Tolkien (démarrée en 1992 avec "Le Seigneur des anneaux")
- Arrivée des auteurs de langue espagnole (années 70)
- Publication des premiers romans d'Antonio Lobo Antunes (1991).
- Découverte de Hanif Kureishi ("My beautiful laundrette", scénario, et "Le boudha de banlieue", roman, en 1991)
- Son succès de Jean-Christophe Bailly avec "Le dépaysement", "même si c'est édité par un autre éditeur". Jean-Christophe Bailly est un pilier de la maison (éditeur de la collection Détroit).
- Antoine Mouton, "Le metteur en scène polonais", la bonne surprise d'un manuscrit reçu par la poste (2015).
- Linda Lê, toute son oeuvre, et elle est aussi lectrice pour la maison.
- Laura Kasischke, c'est une auteure du Middle Ouest, qui raconte des histoires uniques, ses livres marchent très bien, et ils sont maintenant édités en poche.
ETC...
Lancez la conversation
Connectez-vous à votre compte franceinfo pour commenter.