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Mademoiselle rêve d'apesanteur dans "Le triangle d'hiver", de Julia Deck
"Le triangle d'hiver" (Minuit) est le deuxième roman de Julia Deck. Il met en scène une jeune femme fantasque, éprouvant des difficultés à s'insérer dans la société. Entre polar et chronique sociale, ce court roman embarque le lecteur de port en port, et dessine en creux la géographie d'une société française en déroute, mais "Le triangle d'hiver" est avant tout un très bel objet littéraire.
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L'histoire : Mademoiselle s'est trouvé un nom : Bérénice Beaurivage. "Ce nom m'irait à la perfection" constate la jeune femme, perdue dans ses rêveries tandis que la conseillère pour l'emploi essaie de la ramener à la réalité de son entretien individuel. "Il va falloir y mettre du vôtre, faire preuve de créativité, de polyvalence, parce que sans diplôme ni qualification, vous n'allez tout de même pas devenir ministre", lui dit-elle.
"Bérénice Beaurivage. Il suffit de prononcer ce nom et tout de suite la perspective se déploie, l'horizon s'élargit." Mademoiselle rêve. "Romancière. Une activité séduisante. Bien davantage que les postes vantés par la conseillère pour l'emploi."
Le Havre - Saint-Nazaire - Marseille
Mademoiselle vit au Havre, seule dans un studio, "aussi privée de liens avec la terre ferme que les passagers du navire", un "navire de croisière moderne, trois cent mètres de long et dix étages érigés sur l'eau calme", qu'elle observe en rentrant de son rendez-vous à l'agence pour l'emploi.
"Je pourrais m'enfuir. Rejoindre une autre ville de bord de mer, repartir à zéro, c'est ce qu'il faudrait". L'étau se resserre, les huissiers ne sont pas loin. Mademoiselle largue les amarres, part pour Saint-Nazaire, y fait la connaissance d'un Inspecteur des navires affublé d'une Blandine. Bérénice Beaurivage l'évince momentanément du triangle et s'accroche à l'inspecteur comme le naufragé à sa bouée. "Je supervise. Je contrôle. Je vérifie", avait déclaré l'homme pour se présenter. Rien n'est moins sûr, c'est ce que révélera la suite de l'histoire…
L'écriture Minuit de Julia Deck
Julia Deck décrit aussi bien le petit fourbi de l'appartement de Mademoiselle, que les grandes lignes des ports français, architectures en béton de la reconstruction, les ciels chargés du Havre, les chantiers navals de Saint-Nazaire, et aussi la dégustation de supions sur le Vieux Port de Marseille, ses grands travaux, les grues surplombant la Joliette.
Paysages minuscules ou vastes perspectives ouvertes sur la mer, les décors si bien écrits par Julia Deck font écho à la peur du vide de Mademoiselle, à ses errances et à son désœuvrement, à sa mélancolie, à ses obsessions et à sa folie douce. La sienne, et celle aussi, parfois, de la société toute entière. Récit en forme de triangle -trois personnages, trois temps, trois lieux-, le roman de Julia Deck referme cette forme géométrique en revenant à son point de départ ou presque (la vie ayant passé).
L'écriture de la romancière fend les flots, phrases d'un jet, dialogues intégrés sans ponctuation, imprégnant au récit une vivacité mêlée de distance et de drôlerie. C'est confirmé : la famille Minuit s'est agrandie. Le triangle d'hiver Julia Deck (Editions de Minuit - 175 pages - 14 euros)
Extrait :
Sans dépense d'imagination excessive, il l'a conduite dans un snack. Les falafels avaient croupi toute la journée dans leurs bacs en Inox tapissés de laitue fripée, les tomates n'avaient aucun goût, seul l'oignon demeurait sapide. Elle a déchiré une lamelle de pain pita trempée de sauce blanche, l'a portée à sa bouche et longuement mastiquée, le regard perdu dans le vague. S'il avait demandé son avis, elle n'aurait pas quitté l'hôtel mais il ne souhaitait pas connaître ses préférences : quand elle a dit Pas très faim, il a répondu Kebab.
Tu n'as rien à me dire ? a-t-il interrogé après avoir exterminé la moitié d'une barquette de frites. Et, comme elle levait les yeux au-dessus de son sandwich sans paraître comprendre, il a repris Je t'ai cherchée sur Internet, Bérénice, et tu n'existes pas.
Julia Deck est née en 1974 d'un père français et d'une mère britannique. Après des études de lettres à Paris, elle part à New York et travaille dans l'édition. En 2005 elle décide de se consacrer à l'écriture et quitte son emploi de chargée de communication. En 2012, elle publie aux éditions de Minuit "Viviane Elisabeth Fauville". "Le triangle d'hiver" (Minuit) est son deuxième roman.
"Bérénice Beaurivage. Il suffit de prononcer ce nom et tout de suite la perspective se déploie, l'horizon s'élargit." Mademoiselle rêve. "Romancière. Une activité séduisante. Bien davantage que les postes vantés par la conseillère pour l'emploi."
Le Havre - Saint-Nazaire - Marseille
Mademoiselle vit au Havre, seule dans un studio, "aussi privée de liens avec la terre ferme que les passagers du navire", un "navire de croisière moderne, trois cent mètres de long et dix étages érigés sur l'eau calme", qu'elle observe en rentrant de son rendez-vous à l'agence pour l'emploi.
"Je pourrais m'enfuir. Rejoindre une autre ville de bord de mer, repartir à zéro, c'est ce qu'il faudrait". L'étau se resserre, les huissiers ne sont pas loin. Mademoiselle largue les amarres, part pour Saint-Nazaire, y fait la connaissance d'un Inspecteur des navires affublé d'une Blandine. Bérénice Beaurivage l'évince momentanément du triangle et s'accroche à l'inspecteur comme le naufragé à sa bouée. "Je supervise. Je contrôle. Je vérifie", avait déclaré l'homme pour se présenter. Rien n'est moins sûr, c'est ce que révélera la suite de l'histoire…
L'écriture Minuit de Julia Deck
Julia Deck décrit aussi bien le petit fourbi de l'appartement de Mademoiselle, que les grandes lignes des ports français, architectures en béton de la reconstruction, les ciels chargés du Havre, les chantiers navals de Saint-Nazaire, et aussi la dégustation de supions sur le Vieux Port de Marseille, ses grands travaux, les grues surplombant la Joliette.
Paysages minuscules ou vastes perspectives ouvertes sur la mer, les décors si bien écrits par Julia Deck font écho à la peur du vide de Mademoiselle, à ses errances et à son désœuvrement, à sa mélancolie, à ses obsessions et à sa folie douce. La sienne, et celle aussi, parfois, de la société toute entière. Récit en forme de triangle -trois personnages, trois temps, trois lieux-, le roman de Julia Deck referme cette forme géométrique en revenant à son point de départ ou presque (la vie ayant passé).
L'écriture de la romancière fend les flots, phrases d'un jet, dialogues intégrés sans ponctuation, imprégnant au récit une vivacité mêlée de distance et de drôlerie. C'est confirmé : la famille Minuit s'est agrandie. Le triangle d'hiver Julia Deck (Editions de Minuit - 175 pages - 14 euros)
Extrait :
Sans dépense d'imagination excessive, il l'a conduite dans un snack. Les falafels avaient croupi toute la journée dans leurs bacs en Inox tapissés de laitue fripée, les tomates n'avaient aucun goût, seul l'oignon demeurait sapide. Elle a déchiré une lamelle de pain pita trempée de sauce blanche, l'a portée à sa bouche et longuement mastiquée, le regard perdu dans le vague. S'il avait demandé son avis, elle n'aurait pas quitté l'hôtel mais il ne souhaitait pas connaître ses préférences : quand elle a dit Pas très faim, il a répondu Kebab.
Tu n'as rien à me dire ? a-t-il interrogé après avoir exterminé la moitié d'une barquette de frites. Et, comme elle levait les yeux au-dessus de son sandwich sans paraître comprendre, il a repris Je t'ai cherchée sur Internet, Bérénice, et tu n'existes pas.
Julia Deck est née en 1974 d'un père français et d'une mère britannique. Après des études de lettres à Paris, elle part à New York et travaille dans l'édition. En 2005 elle décide de se consacrer à l'écriture et quitte son emploi de chargée de communication. En 2012, elle publie aux éditions de Minuit "Viviane Elisabeth Fauville". "Le triangle d'hiver" (Minuit) est son deuxième roman.
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