Cet article date de plus de dix ans.
Marie-Hélène Lafon : le monde paysan dans les yeux de "Joseph"
"Joseph" est le récit de la vie d'un ouvrier agricole. Avec ce quatrième roman, Marie-Hélène Lafon creuse le sillon de son travail sur le monde rural. "Joseph" est un court roman dense, un portrait d'homme servi par une très belle écriture.
Publié
Mis à jour
Temps de lecture : 5min
L'histoire : Joseph est ouvrier agricole. Il a grandi dans une ferme du Cantal, entre son père, sa mère et un frère. Quand on fait sa connaissance la vie a passé. Il a "cinquante-huit, bientôt cinquante neuf" et le calme est revenu dans sa vie. Plus de boisson, plus de médicaments. Il travaille dans une ferme avec un patron et une patronne - c'est comme ça qu'un ouvrier agricole nomme ceux qui l'emploient. Ils l'ont embauché malgré sa réputation, parce qu'il est "très fort avec les bêtes, on n'en trouverait plus des gens comme lui qui avaient la patience, le don et le goût". Joseph ne s'est jamais marié. Il a eu "comme tout le monde son histoire d'amour", Sylvie, "parce qu'il faut fréquenter et faire maison". Mais ça a mal tourné, "un trou dans sa vie".
Joseph est un personnage doux, abîmé par une vie traversée par les épreuves. Il reste droit, n'en ressent aucune rancœur. Il choisit de se mettre un peu de côté, sans rien attendre d'autre que la quiétude d'une vie rythmée par des habitudes, en compagnie de "bons patrons", en attendant la retraite et la mort. Joseph est un personnage simple, mais pas tant que ça. Il a sa manière bien à lui de regarder le monde qui l'entoure, sa beauté, sa cruauté. Joseph est un homme seul, mais pas tant que ça non plus, il y a tout ce qui bouillonne, sans déborder, sous son crâne : des souvenirs, des chiffres et des dates.
"Joseph ne laisse pas de traces et ne fait pas de bruit"
"Joseph" est le récit d'une existence, d'un temps et d'une géographie sur le point de s'éteindre. Le monde paysan, la France rurale et agricole. Le personnage de Joseph en est la figure métaphorique. Un corps, des gestes immuables, effectués et répétés méticuleusement. "Joseph ne laisse pas de traces et ne fait pas de bruit". Une vie en retrait, dans les fermes des autres, à observer. Les mots qu'on ne prononce pas, les secrets qu'on n'avoue pas, les sentiments qu'on n'exprime pas. L'univers dans lequel vit Joseph n'a pas changé depuis le XIXe siècle, à tel point que les irruptions sporadiques du monde moderne y sonnent comme des anachronismes.
Marie-Hélène Lafon dessine cette vie dans un roman d'un seul tenant, compact, ramassé, qui donne au récit une grande densité, à l'image du personnage de Joseph. On pense à Giono, à Steinbeck. L'écriture de la romancière est comme le monde qu'elle décrit, sans fioritures, empreinte de noblesse et de dignité, irriguée par la puissance de la terre.
Joseph Marie-Hélène Lafon (Buchet-Chastel – 140 pages – 13 euros)
Extrait :
"Joseph préparait l'eau après le repas de midi, avant de redescendre à l'étable, à la grange ou au pré, la patronne arrosait le soir juste quand le chaud du jour était tombé, et en traversant la cour pour aller manger Joseph ralentissait un peu pour attraper le parfum des géraniums qui restait suspendu dans l'air et aurait presque pu faire penser à un dessert sucré. La patronne aimait aussi le patinage artistique, elle regardait vraiment, assise droite sur le banc et les mains posées sur le tablier, elle ne faisait pas autre chose et laissait les mots croisés, elle parlait entre ses dents sur les costumes de certaines femmes, elle secouait la tête et se tournait comme pour lui demander son avis vers le patron qui dormait plus ou moins devant la cuisinière. Avant d'aller se coucher, Joseph remettait le journal de la veille exactement dans ses plis et à sa place sur le meuble. Il montait le premier, entre neuf heures et demie et dix heures moins le quart ; il serait couché dans le lit, les yeux ouverts, il attendrait. Il se tiendrait dans son chaud, le lit restait toujours propre, un samedi sur deux la patronne lavait les draps, avec le pyjama, les deux serviettes et le gant, elle faisait tourner cette lessive pour lui et chaque semaine, le vendredi, une autre avec toutes ses affaires, les pantalons, les polos, le pull ou le gilet et le linge de corps qu'il descendait dans un panier carré fermé avec un couvercle; le matin il posait le panier à côté du congélateur dans le couloir, il prenait là aussi les piles propres qui sentaient bon le produit et refaisait lui-même son lit, les piles étaient parfaites, comme sur les catalogues; la patronne ne repassait pas pour lui mais elle avait une manière d'étirer le linge à plat sur la table et de le plier comme avec des mains de fer qui était presque mieux que du repassage; c'était réglé comme ça." Marie-Hélène Lafon est professeur de lettres classiques à Paris. tous ses romans sont publiés chez Buchet Chastel. Elle est l'auteur de "L'annonce" (2009) "Album" et "Les pays" (2012). "Joseph" est son 4e roman.
Joseph est un personnage doux, abîmé par une vie traversée par les épreuves. Il reste droit, n'en ressent aucune rancœur. Il choisit de se mettre un peu de côté, sans rien attendre d'autre que la quiétude d'une vie rythmée par des habitudes, en compagnie de "bons patrons", en attendant la retraite et la mort. Joseph est un personnage simple, mais pas tant que ça. Il a sa manière bien à lui de regarder le monde qui l'entoure, sa beauté, sa cruauté. Joseph est un homme seul, mais pas tant que ça non plus, il y a tout ce qui bouillonne, sans déborder, sous son crâne : des souvenirs, des chiffres et des dates.
"Joseph ne laisse pas de traces et ne fait pas de bruit"
"Joseph" est le récit d'une existence, d'un temps et d'une géographie sur le point de s'éteindre. Le monde paysan, la France rurale et agricole. Le personnage de Joseph en est la figure métaphorique. Un corps, des gestes immuables, effectués et répétés méticuleusement. "Joseph ne laisse pas de traces et ne fait pas de bruit". Une vie en retrait, dans les fermes des autres, à observer. Les mots qu'on ne prononce pas, les secrets qu'on n'avoue pas, les sentiments qu'on n'exprime pas. L'univers dans lequel vit Joseph n'a pas changé depuis le XIXe siècle, à tel point que les irruptions sporadiques du monde moderne y sonnent comme des anachronismes.
Marie-Hélène Lafon dessine cette vie dans un roman d'un seul tenant, compact, ramassé, qui donne au récit une grande densité, à l'image du personnage de Joseph. On pense à Giono, à Steinbeck. L'écriture de la romancière est comme le monde qu'elle décrit, sans fioritures, empreinte de noblesse et de dignité, irriguée par la puissance de la terre.
Joseph Marie-Hélène Lafon (Buchet-Chastel – 140 pages – 13 euros)
Extrait :
"Joseph préparait l'eau après le repas de midi, avant de redescendre à l'étable, à la grange ou au pré, la patronne arrosait le soir juste quand le chaud du jour était tombé, et en traversant la cour pour aller manger Joseph ralentissait un peu pour attraper le parfum des géraniums qui restait suspendu dans l'air et aurait presque pu faire penser à un dessert sucré. La patronne aimait aussi le patinage artistique, elle regardait vraiment, assise droite sur le banc et les mains posées sur le tablier, elle ne faisait pas autre chose et laissait les mots croisés, elle parlait entre ses dents sur les costumes de certaines femmes, elle secouait la tête et se tournait comme pour lui demander son avis vers le patron qui dormait plus ou moins devant la cuisinière. Avant d'aller se coucher, Joseph remettait le journal de la veille exactement dans ses plis et à sa place sur le meuble. Il montait le premier, entre neuf heures et demie et dix heures moins le quart ; il serait couché dans le lit, les yeux ouverts, il attendrait. Il se tiendrait dans son chaud, le lit restait toujours propre, un samedi sur deux la patronne lavait les draps, avec le pyjama, les deux serviettes et le gant, elle faisait tourner cette lessive pour lui et chaque semaine, le vendredi, une autre avec toutes ses affaires, les pantalons, les polos, le pull ou le gilet et le linge de corps qu'il descendait dans un panier carré fermé avec un couvercle; le matin il posait le panier à côté du congélateur dans le couloir, il prenait là aussi les piles propres qui sentaient bon le produit et refaisait lui-même son lit, les piles étaient parfaites, comme sur les catalogues; la patronne ne repassait pas pour lui mais elle avait une manière d'étirer le linge à plat sur la table et de le plier comme avec des mains de fer qui était presque mieux que du repassage; c'était réglé comme ça." Marie-Hélène Lafon est professeur de lettres classiques à Paris. tous ses romans sont publiés chez Buchet Chastel. Elle est l'auteur de "L'annonce" (2009) "Album" et "Les pays" (2012). "Joseph" est son 4e roman.
Commentaires
Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.