"Même sur une île déserte je continuerais à écrire" : Bernard Werber adapte "Demain les chats" en BD et fête les 30 ans de ses "Fourmis"
Son premier roman "Les Fourmis" est paru en mars 1991. Bernard Werber revient sur ses trente ans de carrière d'écrivain à succès et sur son œuvre "hors cases", qu'il qualifie lui-même de "philosophie-fiction".
Demain les chats, le dernier roman de Bernard Werber adapté en BD est paru aux éditions Albin Michel le 28 avril. Il nous raconte l'histoire de Bastet, une chatte au caractère bien trempé, avide de communiquer avec les autres espèces, et notamment avec les humains. Elle se lie avec Pythagore, un chat de laboratoire doté d'une clé USB greffée sur le crâne, qui lui permet de se brancher sur internet. Alors que le monde des humains a sombré dans la barbarie, Bastet et Pythagore se préparent à prendre la relève, et doivent pour cela affronter une armée de rats particulièrement offensive.
"Demain les chats", Bernard Werber, Pog adaptation et dialogues, Naïs Quin, dessin et couleurs (Albin Michel, 144 pages couleurs, 18,90 €)
Avec la mise en images vive et colorée de Naïs Quin, un scénario et des dialogues signés Pog, cettte adaptation permet à Bernard Werber de renouer avec une très ancienne passion : la BD.
Trente ans après la publication de son premier roman, Les Fourmis, Bernard Werber, qui publie depuis ses débuts un roman par an, et qui est l'un des auteurs français les plus lus, revient pour franceinfo Culture sur sa carrière d'écrivain populaire boudé par les milieux littéraires mais la tête toujours pleine d'idées et de rêves.
franceinfo Culture : votre dernier roman "Demain les chats" vient d'être adapté en BD, est-ce que vous êtes satisfait de cette adaptation et comment vous êtes-vous investi dans ce projet ?
Bernard Werber : je suis très content de l'album. Le projet est à l'initiative du nouveau patron de la bande dessinée chez Albin Michel, Martin Zeller, mon éditeur, qui m'a dit on aimerait faire quelque chose avec toi. J'ai choisi mon roman Demain les chats parce que c'est le plus dynamique et le plus difficile à adapter au cinéma parce qu'il faudrait tout faire en images de synthèse et donc je pense que cela ne se fera jamais. A partir de là, il m'a proposé plusieurs dessinateurs. Il y avait un choix entre un dessin hyperréaliste, ou quelque chose de plus interprété. Ce qui m'a séduit dans le travail de Naïs, c'est la dynamique. Elle sait donner une impression que les personnages bougent, courent. Et j'aime bien aussi ses couleurs. Ses choix de peinture qui sont peu courants, je trouve ça original. Et puis elle met une tête à mon héroïne, à mes deux héros, Pythagore et Bastet. Chaque lecteur quand il lit le roman imagine en gros son chat. Je me suis inspiré de ma chatte, qui s'appelle Domino, qui est blanche et noire, et Naïs, elle, a dessiné son chat, qui est un peu plus gros…
En matière de BD, vous êtes plutôt Tintin ou Astérix ?
Je suis plutôt Astérix que Tintin. Je trouve que Tintin manque d'humanité. Quand j'ai créé le personnage de Bastet par exemple, je me suis inspiré de ma chatte Domino, qui est une diva. Elle est prétentieuse, égoïste, elle considère que tout le monde est là pour la servir. Et donc je me suis dit qu'elle allait me sortir des Aristochats, qui sont des chats gentils qui font des choses gentilles. Alors que Bastet n'est pas gentille, c'est une chatte qui a un projet personnel autour de la communication et qui va faire, malgré elle, des choses gentilles. J'aime bien les personnages complexes. Tintin n'est que gentil, n'est que intelligent, donc on sait ce qu'il va faire. Tandis qu'un personnage comme Bastet, qui vit des dilemmes, qui par moments est bête, qui est mauvaise mère, qui n'est pas généreuse, mais qui dans les actes agit bien, m'offre un vrai personnage original.
Est-ce que la BD vous intéresse, et pourquoi ?
En fait, je viens de la BD. Ça a commencé au lycée. J'avais écrit un fanzine qui s'appelait Euphorie pour lequel j'étais scénariste. A la même époque, la découverte de Métal Hurlant a été pour moi une révélation. Depuis, je me suis toujours dit qu'il fallait arriver à utiliser ce média. La BD c'est le lien entre le texte et le cinéma, à travers le cadrage, le mouvement, les couleurs, toutes ces choses que l'on n'a pas directement avec le roman et qu'il faut suggérer chez le lecteur. Et puis il y a aussi la mise en page, petites cases/grandes cases, qui impose un rythme, alors que dans le roman, avec des petites phrases/grandes phrases, on maîtrise moins cette perception émotionnelle de la musique, du rythme.
"La BD c'est un domaine où nous sommes meilleurs que les Américains."
Bernard Werberà franceinfo Culture
En France, on n'a pas de cinéma fantastique ou de cinéma de science-fiction. Et avec la BD, tout à coup, on a un imaginaire plus puissant que le cinéma américain. Pour moi, Moebius, les frères Schuiten, Bilal, Druillet, c'est plus puissant que tout ce qui s'est fait au cinéma. Je trouve qu'en France on n'a pas de réalisateur avec une vraie identité visuelle, à part peut-être Caro et Jeunet. Mais on n'a pas de Fellini, on n'a pas de Tim Burton. Au cinéma, ce qui m'intéresse, c'est qu'il y ait une vraie patte. Dans la bande dessinée, on peut avoir ça alors qu'on ne l'a pas au cinéma.
Cette année 2021 marque aussi les 30 ans du premier opus de la trilogie des "Fourmis", qui vous a propulsé en haut de la liste des écrivains les plus lus en France. Est-ce que vous l'avez relu ?
Je ne l'ai pas relu, et je ne me rappelle même plus comment ça se finit. Ce que je sais, c'est que j'ai mis douze ans à l'écrire, donc accouchement long, et qu'il y avait en dessous une structure géométrique très complexe. J'avais imaginé une construction en forme de cathédrale.
Quel regard portez-vous aujourd'hui sur ce premier roman ?
Quand j'ai écrit Les Fourmis je considérais que j'allais mettre dans un seul livre tout ce que j'avais à dire. J'étais journaliste, et je n'imaginais pas faire un best-seller ni même de toucher le grand public, je voulais juste être publié.
"Ce dont je me souviens, c'est que j'étais déçu que les gens ne comprennent pas de quoi ça parlait. Les gens croyaient que ça parlait de fourmis, et pour moi ça parlait des hommes."
Bernard Werberà franceinfo Culture
Le peu d'articles qui ont parlé du livre me présentaient comme un "nouveau Maeterlinck" qui faisait découvrir une espèce animale, que j'étais une sorte de biologiste. Alors que pour moi, ce que je racontais s'inscrivait dans le cadre des grandes sagas d'aventures imaginaires. Du coup, j'ai rapidement écrit le deuxième volet des Fourmis comme un mode d'emploi du premier. Je ne me suis pas rendu compte à ce moment-là que je lançais une mécanique qui s'est installée par la suite, à savoir la publication d'un livre par an.
Est-ce que c'est compliqué de commencer une carrière d'écrivain avec un gros succès de librairie ?
Quand j'ai sorti Les Thanatonautes, en 1993, cela a été un échec. Donc, j'ai écrit le troisième volet de la trilogie des Fourmis, qui a été un succès. Mais je n'avais toujours pas la réponse à la question de savoir si j'étais "autorisé" par les lecteurs à faire autre chose que Les Fourmis. La réponse m'a été donnée avec Le père de nos pères, mon premier livre qui ne parlait pas des fourmis et qui a marché. En quelque sorte, j'ai mis cinq ans à être "autorisé" à faire autre chose que Les fourmis.
Comment écrivez-vous vos romans ? Est-ce qu'il y a une méthode Werber ?
Je travaille en écrivant plusieurs fois le roman. Les Fourmis, j'ai dû l'écrire une centaine de fois, c’est-à-dire que j'ai écrit cent histoires différentes pour trouver la bonne, la dernière. Pour le roman que je suis en train d'écrire actuellement, qui est plutôt tourné vers les abeilles d'ailleurs, j'en suis déjà à la onzième mouture. C’est-à-dire que j'ai fait onze fois neuf cent pages sans relire la version précédente. Donc j'ai onze romans, qui ont les mêmes héros, qui ont la même information à faire passer, mais dans lesquels il y a des personnages différents, une intrigue différente, des lieux différents, une chute différente…
"En général, mes romans sont très construits. Il y a une gestion de la tension qui suit pratiquement une trajectoire géométrique."
Bernard Werberà franceinfo Culture
Au début je dessinais, je story-bordais mes scènes de romans, et puis au fil du temps c'est devenu plus intuitif. Cette méthode, je l'applique à chaque fois, sauf pour Demain les chats, parce que là, je me suis laissé pousser par l'élan, je n'ai pas structuré autant que d'habitude, pour essayer de trouver quelque chose de plus sauvage. Et enfin, je n'ai pas envie de faire de la littérature pour faire de la littérature, donc pas de longues phrases, pas de démonstration de vocabulaire compliqué. Je ne veux pas snober le lecteur, je veux que le lecteur oublie l'écrivain, pour ne sympathiser qu'avec les personnages. Je considère que le montreur de marionnettes doit être invisible.
Les fourmis, les cochons, les chats, maintenant les abeilles, mais aussi les anges… Qu'est-ce que ces êtres permettent de dire que les humains ne disent pas ? Qu'apportent-ils sur un plan narratif ?
Pour les chats, par exemple, l'idée est née après l'attentat du Bataclan. J'ai eu envie d'écrire un roman qui évoque ce sujet, et je me suis dit il y a tellement d'émotionnel, on est tellement dans une situation où dès que vous dites quelque chose quelqu'un va vous dire automatiquement le contraire, qu'il me fallait un point de vue extérieur, hors-jeu. Qu'est-ce qu'un chat voyant des humains rentrer avec une mitraillette dans un lieu pour tuer des gens peut en penser ? Il y avait un questionnement sur comment une espèce en est arrivée à faire ça. Le choix du chat permet d'avoir un point de perspective différent.
"Si on reprend la comparaison avec le cinéma, j'aime placer la caméra à un endroit inattendu, sortir du champ contre-champ à hauteur d'yeux pour passer à l'infiniment petit, ou à l'infiniment grand, de la plongée à la contre-plongée, en tous cas de ne pas rester dans le même système."
Bernard Werberà franceinfo Culture
Il y a une phrase qui revient souvent dans mes livres, qui est de la mathématicienne Marie-Claude Gaudel, qui dit que pour comprendre un système, il faut s'en extraire. Pour comprendre n'importe quoi, il ne faut pas rester sur le ring. Je pense qu'un chat, une fourmi, des extra-terrestres ou Dieu, sont mieux placés que nos politiciens ou nos économistes pour comprendre l'évolution de l'humanité. Pour comprendre un système il faut s'en extraire, et donc pour comprendre l'humain, il faut une pensée non humaine.
Votre œuvre est aussi imprégnée d'un mélange entre les sciences d'un côté et la spiritualité, de l'autre. Ces deux tendances sont-elles conciliables ?
Nous avons un cerveau gauche et un cerveau droit, le gauche sérieux et tourné vers la science, et le droit, qui est le rigolo, est tourné vers la poésie et la spiritualité. Donc si l'on ne veut pas fonctionner qu'avec la moitié de son cerveau, il faut utiliser les deux. Tous les grands scientifiques, que ce soit Newton ou Einstein, n'étaient pas du tout fermés à la spiritualité, Spinoza ou Pythagore, étaient à cheval entre la spiritualité et la science. Les scientifiques qui sont comme on dit cartésiens, ou qui ont décidé qu'ils détenaient la vérité, ça me paraît être d'une grande prétention surtout quand on voit à quelle vitesse la science évolue.
Comment qualifieriez-vous votre œuvre, trente ans après la parution de votre premier roman ?
De "philosophie-fiction", c’est-à-dire faire passer une nouvelle manière de penser à travers une fiction. Dans Les Fourmis, l'idée était de faire comprendre que ces tas de terre que vous avez dans votre jardin et les insectes qui l'habitent ne sont pas juste des parasites, mais que c'est une civilisation. Pour Les pères de nos pères, c'était l'idée qu'on ne sait pas pourquoi l'homme est apparu sur terre, et que l'une des possibilités serait un croisement avec une autre espèce animale, à savoir les porcs… Chaque fois, c'est une idée qui ouvre une nouvelle perspective. Et je ne dis pas "sciences fiction", parce que pour moi ce l'idée n'est pas que l'on va être sauvé par la technologie, mais par des changements de mentalité.
Pourquoi écrivez-vous ?
Ce que j'aimerais, c'est que les gens en lisant mes livres apprennent des choses et se posent de nouvelle questions. Ma volonté, c'est d'ouvrir des portes dans la tête des gens, que les gens se disent, tiens, je n'y avais pas pensé, pas pensé qu'une fourmi pouvait former une civilisation, pas pensé que les chats pouvaient prendre le relais de l'humanité, pas pensé qu'il pouvait exister une école où les Dieux apprennent à gérer les humains, ou bien que l'on pouvait mourir d'une blague. Donc dans mon œuvre j'essaie d'être original, d'être innovant, et surtout de m'amuser. Parce que je pense que si moi je m'amuse, le lecteur va s'amuser. Donc j'espère faire une œuvre amusante, qui use l'âme, mais dans le bon sens du terme, qui fait s'amuser l'âme, et surtout pas une œuvre savante. Je suis là pour dire regardez ce truc fantastique, vous n'avez peut-être pas fait attention mais c'est vraiment rigolo.
Vous êtes un écrivain un peu à part, comment vous situez-vous par rapport au paysage littéraire français ?
Je me situe en dehors du système littéraire français ! Ce serait bien qu'il y ait en France une nouvelle génération d'auteurs de science-fiction, ou qu'il y ait au moins un nouvel intérêt pour la science-fiction, qu'enfin on sorte de cet ostracisme. Et encore, moi je suis privilégié parce que je suis publié, mais il y a plein d'auteurs qui ne sont même pas publiés. Et ça ce n'est quand même pas normal. Un pays qui ne s'intéresse pas à son futur ça veut dire qu'il va subir les choix des pays qui eux, s'intéressent à leur futur. Ce serait bien que le système littéraire évolue en France, mais pour l'instant ce n'est pas du tout le cas.
Est-ce que vous vous arrêterez un jour d'écrire ?
J'ai commencé à écrire à l'âge de 8 ans. A l'école il y a deux matières de sélection : la mémoire et le foot, et moi je n'étais bon ni dans l'un ni dans l'autre. Donc j'ai trouvé une niche, qui était de raconter des histoires rigolotes.
"Ça a commencé quand j'avais huit ans, avec une rédaction qui s'appelait "Mémoire d'une puce", qui a fait rigoler le prof, et puis une deuxième, qui racontait le point de vue du lion pendant un safari…"
Bernard Werberà franceinfo Culture
Quand je racontais ces histoires, qui mettaient en scène des animaux, je voyais que ça plaisait. Les profs m'encourageaient, et les élèves, je les faisais rire. Et puis après, il y a un moment où pour me détendre, je me racontais des histoires pour moi. Donc, seul sur une île déserte, je continuerais à écrire, même s'il n'y avait pas de lecteurs, pas d'éditeurs, pas de public. C'est juste pour exercer mon cerveau à fabriquer des histoires.
Vous avez vendu des millions d'exemplaires de vos livres, est-ce que vous avez encore des rêves aujourd'hui ? Si oui, quel est votre rêve le plus cher ?
Mon rêve le plus ambitieux, est dans Le papillon des étoiles. L'idée est de créer une arche de Noé pour partir coloniser une autre planète. J'ai donné tous les détails dans le roman. C'est un vaisseau de 32 kms de long avec 54.000 personnes à bord, propulsé par des grandes voiles, par ce qu'on appelle la propulsion photonique, qui fonctionne à la lumière. Ça j'aimerais bien que ça arrive de mon vivant. Sinon mes rêves plus réduits mais auxquels je n'ai pas complétement renoncé c'est le cinéma et le marché américain pour mes livres. Et ma troisième ambition, c'est que mes livres aient encore du sens dans deux cents ou trois cents ans, c’est-à-dire, une œuvre qui résiste au temps. Et surtout pas de prix littéraire, ça porte malheur !
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