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"Mémoire de fille": Annie Ernaux livre la pièce précieuse manquante de son œuvre

L'écrivain Annie Ernaux poursuit son travail d'auto-fiction avec "Mémoire de fille" (Gallimard), un court roman qui éclaire et boucle à la fois l'œuvre de l'auteur des "armoires vides". Elle y fait pour la première fois le récit de son été 58, où dans une colonie de vacances elle fait sa première incursion, brutale, dans le monde adulte. Un précieux roman.
Article rédigé par Laurence Houot
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié
Temps de lecture : 9min
La romancière Annie Ernaux
 (Catherine Hélie / Gallimard)

Comme toujours dans les romans d'Annie Ernaux, le personnage principal est largement inspiré de sa propre existence. Du coup, quand on attaque "Mémoire de fille", on se sent familier de cette jeune fille qu'elle appelle "la fille de 58", avec cette impression de rendre visite à une cousine éloignée dont on a des nouvelles de temps en temps. On éprouve un bonheur confortable à la retrouver, du plaisir à prendre de ses nouvelles, à en apprendre un peu plus sur celle que l'on suit depuis si longtemps.

On sait donc qu'Annie a grandi en Normandie, à Yvetot, qu'elle est fille unique (mais on sait aussi qu'il y avait une sœur, qui est morte avant sa naissance, que c'était un secret de famille révélé fortuitement). Que ses parents tenaient une épicerie, qu'à l'école elle était brillante et que chez elle il n'y avait pas de livres. On sait qu'elle en lisait pourtant beaucoup, et que certaines de ses lectures, comme "Le deuxième sexe" de Beauvoir, a radicalement modifié son rapport au monde. Tout cela on le sait, et on le retrouve en arrière plan de "Mémoire de fille".

On pensait tout savoir, et pourtant. Ce dernier roman révèle un épisode capital dans la vie de la romancière. Un évènement que l'on ne connaissait pas, autour duquel, dit-elle, elle tournait depuis plus de 50 ans sans oser l'attaquer de front. ("C'est le texte toujours manquant. Toujours remis. Le trou inqualifiable."). Voilà qui est fait. Le livre est enfin écrit et il donne au lecteur une forte impression de rebondissement merveilleux, le même effet un peu que celui qui, avec l'arrivée d'un nouvel élément dans une enquête, dans une histoire d'amitié, ou d'amour, éclaire et bouleverse à la fois tout un édifice, ici l'œuvre d'Annie Ernaux.

"Voilà la fille qui va entrer dans la colonie"

Qui est cette fille de 58, quand elle arrive dans l'Orne, pour être monitrice dans la colonie de S ? "A cette distance du temps, elle m'apparaît gauche et empruntée, voire mal embouchée, dans une grande insécurité de langage et de manière", se souvient Annie Ernaux. En 1958, Annie Duchesne n'a pas encore 18 ans.  Elle n'est quasiment jamais sortie de la maison familiale d'Yvetot. "Enfant couvée", elle est scolarisée dans une institution privée, n'a pas le droit de sortir (interdite de "surprises parties"). "Elle a toujours été tenue par sa mère à l'écart des garçons comme du diable. Elle en rêve sans arrêt depuis ses treize ans. Elle ne sait pas leur parler, se demande comment font les autres filles qu'elle voit arrêtées en conversation avec eux dans les rues d'Yvetot".

Ignorante, donc, des choses de la vie, avide de liberté, naïve, romantique (nourrie à la littérature du XIXe siècle), avec l'orgueil d'une reine (première de la classe, "gloire du pensionnat"), cette "fille de l'épicière puise librement dans les bocaux de bonbons et les boîtes de biscuits, reste à lire au lit jusqu'à midi pendant les vacances, ne met jamais la table et ne cire pas ses chaussures. Elle vit et se conduit en reine". Et en même temps, "dresser la liste de ses ignorances sociales serait interminable. Elle ne sait pas téléphoner, n'a jamais pris de douche ni de bain. Elle n'a aucune pratique d'autres milieux que le sien, populaire d'origine paysanne, catholique".

"Tout en elle est désir et orgueil. Et : elle attend de vivre une histoire d'amour". Voilà pour résumer comment Annie Ernaux voit la fille de 58, au moment où elle va franchir le porche de la colonie. Bref. Elle n'est pas du tout préparée à ce qui va lui arriver. On apprendra ensuite comment ce à quoi elle aspirait va se réaliser mais d'une manière si différente de ce qu'elle avait espéré que sa vie en sera définitivement marquée : une première expérience sexuelle avec H. le chef moniteur de la colo, suivie d’autres imposées par l’échec de la première, une passion incandescente, inspirée par le garçon qui la rejette, une première déception, les tentatives maladroites pour faire partie du groupe, et les humiliations…

Rejoindre la fille de 58

Le roman d'Annie Ernaux est composé de fragments de journaux de l’époque, de lettres pour tenter de "retrouver son langage. Tous les langages qui composent son discours intérieur". "Mémoire de fille est aussi une adroite combinaison d'un récit à la première personne, le "je" du présent, et d'un autre à la troisième personne, le "elle" du passé. La femme d'aujourd'hui observe la "fille de 58", et raconte. Ce dispositif installe la distance, celle qu'il a fallu mettre en place pour pouvoir écrire ce livre. Celle qu'il a fallu pour "rejoindre la fille de 58". Celle aussi imposée par le temps qui a passé.

En 2003, la romancière avait déjà fait une tentative d’écriture de cet épisode. "Une année où le calendrier correspondait jour pour jour à celui de 1958". Mais très vite elle prend du retard sur le calendrier. "Je n'arrivais pas à enfermer le temps de l'été 58 dans l'agenda de 2003, il me débordait continuellement", raconte la romancière dans les premières pages de "Mémoire de fille". Elle abandonne. Dix ans passent. Annie Ernaux commence à ressentir l'urgence : "Le temps devant moi se raccourcit. Il y aura forcément un dernier livre, comme il y a un dernier amant, un dernier printemps, mais aucun signe pour le savoir. L'idée que je pourrais mourir sans avoir écrit sur celle que très tôt j'ai nommée "la fille de 58" me hante".

"Explorer le gouffre"

Il aura fallu tout ce temps, et un sentiment d'urgence, pour que la romancière franchisse le pas. La réticence persiste jusque dans les premières pages de "Mémoire de fille" : "Je me rends compte que ce qui précède a pour but d'écarter ce qui me retrient, m'empêche, comme dans les rêves, de progresser. Une façon de neutraliser la violence du commencement, du saut que je m'apprête à effectuer pour rejoindre la fille de 58".

"Mémoire de fille" était la pièce manquante du puzzle de l'œuvre bâtie par Annie Ernaux depuis plus de 50 ans. La mémoire ("Explorer le gouffre entre l'effarante réalité de ce qui arrive, au moment où ça arrive et l'étrange irréalité que revêt, des années après, ce qui est arrivé"), l'amour, le sexe, la honte, le désir, la préhension de l'origine sociale et de l'éducation sur la trajectoire de l'existence, le temps, la condition des femmes, le langage et l'acte d'écrire… L'intime et le social, tout est dans "Mémoire de fille", roman précieux somptueusement construit et écrit, qui embrasse la vie et la littérature, définitivement et indéfectiblement liées chez cette ample auteure. Un cadeau.
 
Mémoire de fille Annie Ernaux (Gallimard, 154 pages, 15 euros).

Extrait :
C’était un été sans particularité météorologique, celui du retour du général de Gaulle, du franc lourd et d’une nouvelle République, de Pelé champion du monde de foot, de Charly Gaul vainqueur du Tour de France et de la chanson de Dalida Mon histoire c’est l’histoire d’un amour.
Un été immense comme ils le sont tous jusqu’à vingt-cinq ans, avant de se raccourcir en petits étés de plus en plus rapides dont la mémoire brouille l’ordre, ne laissant subsister que les étés spectaculaires de sécheresse et de canicule.
L’été 1958.
Comme les étés précédents, une petite partie de la jeunesse, la plus fortunée, est descendue avec les parents au soleil de la Côte d’Azur, une autre, la même, mais scolarisée au lycée ou à Saint-Jean-Baptiste-de-La-Salle, a pris le bateau à Dieppe pour perfectionner six ans d’anglais balbutiant appris sans le parler dans les manuels. Une autre encore, disposant de longues vacances et de peu d’argent, constituée de lycéens, d’étudiants et d’instituteurs, est partie s’occuper d’enfants dans les colonies installées partout sur le territoire français, dans de grandes demeures et même des châteaux. Où qu’elles aillent, les filles mettaient dans leur valise un paquet de serviettes hygiéniques jetables en se demandant, entre crainte et désir, si ce serait cet été-là qu’elles coucheraient pour la première fois avec un garçon.

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