"Memorial Drive" : la poétesse américaine Natasha Trethewey sur la route de ses souvenirs
Méconnue en France, Natasha Trethewey est une voix qui compte outre-Atlantique dans la poésie contemporaine. Avec ce récit très émouvant, elle nous plonge au coeur de ses racines dans le sud des Etats-Unis. C'est aussi une forme de catharsis, trente-cinq ans après le meurtre de sa mère, tuée par son ex-mari.
Le nom de Natasha Trethewey ne vous dira peut-être rien, mais il gagne à être connu. Trente-cinq ans après la mort violente de sa mère à Atlanta, l'écrivaine qui s'était juré de ne jamais y revenir, s'y retrouve pourtant pour des raisons professionnelles. Evitant jusqu'à Memorial Drive, l'autoroute qu'elle empruntait pour se rendre à la maison où elle vivait avec sa mère, elle tombe pourtant un jour, par hasard dans un restaurant, sur un procureur-adjoint qui se souvient d'elle et va lui remettre des cartons d'archives autrement vouées à être détruites. Le début d'une quête douloureuse et d'une longue rédemption pour Natasha Trethewey, qu'elle raconte dans Memorial Drive, publié le 19 août 2021 aux éditions de l'Olivier.
Une amnésie choisie
C'est une histoire de fantômes qui reviennent vous hanter alors qu'on les a mis sous le boisseau. "Quand j'ai quitté Atlanta en me faisant le serment de ne jamais y revenir, écrit Natasha Trethewey, j'ai emporté ce que j'avais cultivé durant toutes ces années : l'évitement muet de mon passé, le silence et l'amnésie choisie, enfouis comme une racine au plus profond de moi." Elle part d'ailleurs de l'appartement de sa mère en n'emportant qu'une seule chose : cette plante nommée Dieffenbachia dont le nom signifie "canne du muet", et qui contient une toxine qui s'écoule là où des feuilles et des tiges ont été cassées, une toxine qui peut provoquer une incapacité temporaire de parler. Une métaphore qui résume le silence traumatique de la jeune femme alors âgée de 19 ans, pour qui le choc est trop violent. Cet évitement muet du drame va durer plus de trente ans.
"Tout a une destination que le voyageur ignore", disait le philosophe Martin Buber. Ce retour à Atlanta aurait pu ne pas briser le cercle du silence. Mais le destin met sur le chemin de l'écrivaine un procureur adjoint, policier trente ans plus tôt, le premier à avoir été sur la scène du crime, et qui la reconnaît. Lui n'a rien oublié, et à peine lui a-t-il adressé la parole, qu'il ne peut s'empêcher de se mettre à pleurer. Il lui propose alors de récupérer des cartons d'archives qui doivent être détruites prochainement.
Sept ans de douloureux travail
Pendant sept ans, l'écrivaine va déchiffrer un à un ces documents, qui vont du rapport d'autopsie à la retranscription des dernières conversations téléphoniques de sa mère avec son meurtrier. Les policiers qui la protégeaient lui avaient conseillé d'enregistrer ces appels pour constituer un dossier de preuves contre son agresseur. Memorial Drive est le résultat de cette quête involontaire, du besoin de donner un sens à cette histoire insensée en la racontant avec des mots, pour s'approprier enfin l'héritage légué par sa mère.
Raconter cette histoire, c'est forcément aussi plonger dans l'histoire des relations raciales du sud des Etats-Unis dans les années 1960. La mère de l'auteure est née dans une famille noire de la Nouvelle-Orléans. Elle devient majeure en 1965, au moment des émeutes de Watts, du Bloody Sunday à Selma. Dans les sixties, on tue toujours dans le Mississippi des gens pour la seule raison de la couleur de leur peau. C'est l'époque du mouvement pour les droits civiques, de la résistance des Afro-Américains face à une violence omniprésente, où les activistes sont abattus, et où le Ku Klux Klan fait brûler des églises. Natasha Trethewey se plonge dans ses souvenirs d'enfance : "Même si j'étais trop petite pour me souvenir de la nuit où le Klan a brûlé une croix dans notre allée, j'ai très souvent entendu l'histoire, et ce moment est gravé dans ma mémoire comme si je l'avais vécu".
Une histoire noire-américaine
La petite fille est issue d'un couple mixte. Son père est blanc, et ses parents doivent se rendre jusque dans l'Ohio pour pouvoir se marier, avant de revenir vivre dans le sud, où les mariages interraciaux sont encore interdits dans certains Etats. Lors de son accouchement, sa mère est transférée à l'étage des gens de couleur à la maternité.
L'enfant va grandir au coeur des discriminations, étant traitée différemment selon qu'elle se promène avec son père ou avec sa mère. Lorsque ses parents se séparent, elle part vivre avec sa mère à Atlanta ; celle-ci se remarie avec Big Joe, un vétéran de la guerre du Vietnam, avec qui elle aura un deuxième enfant. Pour Natasha et sa mère, c'est le début de la descente aux enfers.
Une plongée dans les violences conjugales
L'homme, d'un premier abord charmant, se révèle alcoolique et violent. Pendant plus de dix ans, sa mère va courber l'échine sous les coups et le chantage affectif, ne se rendant pas compte que Natasha, elle aussi, est maltraitée. Lorsqu'elle trouve le courage de rompre ses chaînes, le piège se referme sur elle. Malgré la protection policière dont elle fait l'objet, et la peine de prison effectuée par son ex-mari, celui-ci la retrouve, et l'abat.
Ce livre est pour son autrice le moyen d'honorer la mémoire de sa mère, un exemple de femme libre et courageuse, et de se replonger dans ses racines, par une terrible mise en abîme : "La mort même de ma mère, écrit-elle, est rachetée dans l'histoire de ma vocation, lui donne un sens au lieu d'en faire quelque chose d'insensé. C'est l'histoire que je me raconte pour survivre." Des mots auxquels on se raccroche, comme autant de bouées qui dériveraient vers une destination inconnue.
"Memorial Drive", de Natasha Trethewey, traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Céline Leroy, publié le 19 août 2021 aux éditions de l'Olivier, (216 pages, 21€50).
Extrait : "Quand j'essaye d'écrire sur ma mère, sur ces années perdues dont je ne veux pas me souvenir, tout s'éparpille. J'écris sur un bloc-notes jaune que je transporte avec moi jusqu'à ce que les pages se détachent toutes seules, arrachées à l'adhésif du haut. J'écris sur des bouts de papier - enveloppes, tickets de caisse - et je les égare. J'enregistre des notes audio sur mon téléphone et ma voix rauque m'est étrangère. J'écris dans mon journal aux pages blanches, en le prenant par la fin, au milieu, comme si mon coeur avait été retourné. Je rassemble tout ce que je peux, pages manuscrites, carnets et journaux, blocs-notes jaunes et blancs entassés sur mon bureau. J'essaye d'écrire sur la voiture en feu, le jour de notre arrivée à Atlanta. Je fais des recherches sur Internet au sujet des incendies pour comprendre comment un moteur peut s'enflammer. Cette nuit-là, je dors d'un sommeil profond et sans rêve, et le lendemain matin, au réveil, ma maison est en feu."
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