"Mon Bel Animal" : Marieke Lucas Rijneveld réinvente une "Lolita" ancrée dans la rudesse de la campagne néerlandaise
Lauréat de l’International Booker Prize 2020 pour son roman "Qui sème le vent", le néerlandais Marieke Lucas Rijneveld dissèque dans un nouveau livre la relation entre un vétérinaire de 49 ans et une très jeune adolescente. L'auteur revient avec Franceinfo sur la genèse de "Mon Bel Animal", controversé aux Pays-Bas.
Il suffit de parcourir les premières lignes de Mon Bel Animal (Éditions Buchet-Chastel) pour sentir instantanément le ton du deuxième roman de Marieke Lucas Rijneveld. Fumier, sabots, abcès… Il y règne une atmosphère cireuse similaire à son premier livre, Qui sème le vent, sorti en France en 2020 et récompensé par l'International Booker Prize. Les deux histoires se déroulent dans des fermes néerlandaises autour de familles endeuillées où l'absence et le manque déforment à petit feu ceux qui restent.
Personnage secondaire dans Qui sème le vent, un vétérinaire lubrique devient le héros de Mon Bel Animal. Toute l'attention du lecteur est aspirée par les pensées de cet homme de 49 ans qui se rapproche d'une adolescente habitant la ferme de l'un de ses clients. Le quadra relate dans son journal intime, écrit en prison (où il purge une peine pour cette relation avec une mineure), ses émois amoureux de l'été 2005. Un flot de pensées ininterrompu – sur 400 pages, il n'y a qu'un seul et unique point – qui évoque machinalement La Recherche de Marcel Proust. Un auteur à qui Marieke Lucas Rijneveld réserve d'ailleurs, dans son ouvrage, un triste sort.
L'autre personnage important du roman est la jeune fille. Dans le livre, Freud et Hitler cohabitent dans l'esprit de l'adolescente délaissée par sa mère, ignorée par son père et endeuillée par la disparition d'un frère. Son monde intérieur intrigue : en plus des voix qu'elle entend, elle s'imagine être responsable de la chute des tours jumelles à New York en 2001. Elle oscille constamment entre rêverie et réalité. Une caractéristique qu'elle partage avec le vétérinaire qui se laisse lui aussi glisser dans la folie. S'immiscer dans le monde de l'adolescente devient pour lui une obsession : l'homme s'imprègne de ses goûts musicaux et de sa fascination pour Kurt Cobain.
Truffé de références à la fois culturelles et bibliques, le roman agit comme le balancier d'une pendule en faisant des va-et-vient constants sans pourtant jamais perdre le lecteur. L'écriture est crue et les aspirations, notamment sexuelles, du vétérinaire sont décrites en détail. Le lecteur assiste au parcours, remarquablement écrit, de cet homme qui dépasse les limites morales et légales. En somme, un Lolita des temps modernes à l'ère post-#Metoo. Nous avons rencontré Marieke Lucas Rijneveld qui nous a raconté la naissance de son œuvre. L'auteur néerlandais, qui se définit comme non-binaire, a demandé à franceinfo Culture d'être genré au masculin dans cet article.
Franceinfo Culture : Comment vous est venue l'idée d'écrire ce roman ?
Marieke Lucas Rijneveld : Ce roman n'était pas prévu, je travaillais sur autre chose. Le soir de la fête du roi [NDLR : célébration de l'anniversaire du souverain Guillaume-Alexandre aux Pays-Bas], j'étais chez des amis qui m'ont demandé : "le vétérinaire de ton premier roman, qu'est-ce qu'il devient ?" Je me suis dit que ça pouvait être un sujet. Quand je suis rentré à la maison à vélo, la voix du personnage a commencé à tourner dans ma tête.
Est-il encore possible à l'ère post-#Metoo d'écrire sur le désir d'un homme de 49 ans pour une jeune fille de 14 ans ?
Oui ! Aux Pays-Bas, les réactions ont été très contrastées. Beaucoup de gens préfèrent ne pas aborder le sujet car il est effrayant. Personnellement, je voulais en parler ouvertement. Après en avoir discuté avec moi lors de conférences, des personnes réticentes ont finalement été intriguées par la psychologie du vétérinaire, le narrateur. Je trouvais intéressant d'analyser comment ce personnage laissait les choses aller si loin, de quelle manière fonctionnait son raisonnement. Je n'avais pas envie de dire si c'était bien ou mal. La littérature est faite pour explorer ! Si elle ne le fait pas, qui va étudier ces sujets si délicats ? J'espère qu'en France la curiosité prédominera sur le rejet.
Dans votre roman, quelle est la nature de la relation entre les deux personnages ? L'adolescente est sous emprise.
Il s'agit de deux personnes qui se cherchent, qui cherchent à définir une identité, une sexualité, à rompre leur solitude. Ils trouvent l'un auprès de l'autre des réponses, mais de façon très différente. Lui se trompe en croyant qu'il y a un équilibre. Elle croit, du fait de son âge, que leur amour est possible. Elle rêve de devenir une célèbre chanteuse, une sorte de nouveau Mick Jagger et le vétérinaire est son premier public. Il y a bien sûr une emprise de l'homme sur la jeune fille. On le voit peu à peu entrer dans son monde à elle. Pour lui, c'est d'autant plus facile qu'il est resté un enfant dans sa tête. Il se trompe, mais le problème est qu'il ne peut pas s'arrêter. Il ne peut pas dire stop.
L'homme promet à l'adolescente qu'un pénis lui poussera si elle a des relations sexuelles avec lui. Pour vous, qui vous définissez comme non-binaire, la dimension du genre est-elle essentielle à votre écriture ?
Lors de l'écriture, je n'ai pas été très conscient de la présence de cette thématique du genre. Finalement, ça convenait bien à l'histoire et ça permettait un équilibre dans la psychologie des personnages : tous les deux désirent être quelqu'un d'autre. Aux Pays-Bas, ce sujet est de plus en plus accepté, mais ce n'est pas le cas partout. Après l'écriture de mon premier roman, j'ai reçu beaucoup de messages de personnes heureuses que le sujet ait été abordé, car elles n'ont pas toujours la possibilité ou l'occasion de le faire.
Comment vous êtes-vous mis dans la tête du personnage ?
Enfant, j'ai beaucoup observé les adultes et leurs comportements, et je m'en suis inspiré pour l'écriture du roman. Au départ, je n'essayais pas de me mettre dans la peau du personnage. C'est en écrivant que, comme un acteur qui endosse un rôle, je suis peu à peu devenu le vétérinaire. C'était super pour le livre, mais dans la vie courante, c'était plus compliqué (rires).
Dans le livre, il n'y a que des virgules, jamais de point. Pourquoi ce choix littéraire ?
Ce flot s'est imposé tout seul. Il fallait rendre le côté obsessionnel du vétérinaire dans l'écriture elle-même. J'ai écrit le livre en deux mois, tous les jours, des heures durant, en étant dans la tête du personnage. Mettre un point, c'était risquer d'interrompre ce flot. J'avais toujours peur de me lever le lendemain matin et de ne plus retrouver cette dynamique… Cette manière d'écrire montre aussi l'incapacité du personnage à s'arrêter.
Comment concrètement avez-vous organisé votre écriture ?
J'ai mis six ans à écrire Qui sème le vent. Pour la trame, je collais des post-its aux murs. Cette fois-ci, c'était presque magique car la cohérence s'est faite toute seule. J'ai aussi travaillé durant les confinements. Avec le Covid, à part écrire et aller nager, il n'y avait rien d'autre à faire. Ça m'a permis d'habiter davantage encore l'histoire, sans avoir besoin de ligne directrice. Le récit s'ancre aussi durant l'été 2005. Cette date donnait un squelette à la narration.
Il est régulièrement question du 11-Septembre imaginé par l'adolescente. Dans le livre, vous jouez constamment sur la frontière entre le réel et le fantastique…
J'étais très jeune au moment des attentats et les images m'ont marqué. Dans le roman, l'idée était de traiter ce drame à travers l'enfance. L'adolescente croit être responsable de la catastrophe. Elle a une imagination débordante mais ses rêveries s'assombrissent au fur et à mesure du roman. Cette noirceur traduit sa manière de vivre les choses. Le vétérinaire a lui aussi beaucoup d'hallucinations, de cauchemars. Ils se rejoignent tous les deux sur le terrain de la folie, et ça ne fait que la renforcer.
Dans votre premier roman, l'univers de la ferme néerlandaise était déjà présent. Qu'est-ce qui vous y attire ?
J'ai grandi dans une ferme. C'est une tout autre vie que celle qu'on peut avoir en ville. Plus grisâtre, plus dure, plus oppressante par moments. Pourtant, j'éprouve une sorte de nostalgie. C'est pourquoi j'ai eu envie d'utiliser cet univers dans mes romans, c'est comme un retour à la ferme pour moi. Pour Qui sème le vent, j'ai même éprouvé le besoin d'être en contact direct avec la bouse et donc je suis retourné travailler avec les vaches. Mais promis, c'est la dernière fois que je parle de ça !
"Mon Bel Animal", de Marieke Lucas Rijneveld (Editions Buchet-Chastel, 408 pages, 23 euros), en librairie le 25 août 2022.
Commentaires
Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.