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"Nos vies", le beau roman dans le roman de Marie-Hélène Lafon

"Nos vies" (Buchet-Chastel), de Marie-Hélène Lafon, est un hymne à l'imaginaire et à la littérature. Jeanne, la narratrice, attrape au vol des personnages croisés sur son chemin, puis elle imagine leurs vies. Ils en deviennent des personnages aussi vivants qu'elle-même, dont l'existence est aussi dévoilée au cours du récit. "Nos vies" est dans la première sélection du Goncourt 2017.
Article rédigé par Laurence Houot
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 3min
La romancière Marie-Hélène Lafon, septembre 2017
 (JOEL SAGET / AFP)
L'histoire : Gordana, petite trentaine, blonde décolorée, plantureuse, travaille au Franprix de la rue du Rendez-vous, Paris 12e, caisse quatre. Jeanne, la narratrice de l'histoire, est retraitée. Elle observe Gordana. La caissière a un enfant resté au pays "dans le monde ancien", avec la grand-mère ou une tante. Jeanne le sait. Elle a aperçu l'enfant sur une photo échappée du portefeuille de Gordana. Tous les vendredis, un homme, "la quarantaine", vient mendier le regard de la plantureuse caissière. Mais "impavide en caisse quatre derrière le rempart de plastique et de métal", Gordana "reçoit sans les voir les hommages éperdus, elle se refuse. On n'attrape pas Gordana"…

Jeanne a autrefois aimé un homme, Karim, un Algérien, que sa famille n'a jamais accepté. Il l'a quittée sans lui laisser d'enfants. Ils n'en voulaient pas. Depuis, elle vit seule.

"Je n'oublie à peu près rien, ce que j'ai oublié, je l'invente"

Jeanne aime inventer des histoires. Depuis toujours. Ça lui vient du temps où petite fille elle racontait le monde à sa grand-mère aveugle. Elle faisait ça si bien que grand-mère Lucie ne voulait personne d'autre pour être ses yeux. "J'ai appris à regarder pour elle et à me souvenir pour faire moisson brassées, et tout réinventer. Je n'ai jamais perdu la main, en plus de quarante ans."

Et voilà comment Jeanne, aujourd'hui 60 ans et n'ayant jamais perdu cette habitude attrapée dans l'enfance, s'empare du réel, et de tous petits riens glanés, tisse des histoires, imaginant les péripéties de la vie des passants croisés. "J'ai l'œil", se flatte Jeanne. "Je n'oublie à peu près rien, ce que j'ai oublié, je l'invente", dit-elle.

La narratrice embarque le lecteur dans ses inventions. Souvent Jeanne commence au conditionnel, le temps de l'imaginaire : l'homme "aurait", la femme serait…", un peu comme on démarre une histoire pour endormir les enfants. Puis le présent s'installe, en même temps que les personnages prennent vie et finissent par devenir aussi vivants et réels que Jeanne elle-même, qui nous raconte sa propre vie dans les interstices de celles des autres, ces étrangers croisés dans sa vie et dont elle aime imaginer les destins.

Un roman ludique

Mais Jeanne est elle-même un personnage de roman, et cette mise en abîme, avec différents plans dans la construction littéraire, fait de ce roman un objet ludique, qui ouvre au lecteur une fenêtre sur les mystères de la création. Comment naissent les personnages, les histoires, les romans ? C'est à ce jeu passionnant que la romancière nous convie. Et l'on s'y amuse beaucoup.

Marie-Hélène Lafon avait jusqu'ici dans son œuvre exploré le monde rural. Ici, elle sonde l'urbain, les êtres exilés, la solitude dans les villes. Un monde qu'elle embrasse avec cette belle et singulière prose qui est la sienne, une partition où les mots sont soigneusement choisis, justement ordonnancés, les phrases métrées, au bon endroit les respirations posées, chaque chose bien à sa place composant un ensemble parfaitement équilibré, dont l'humour n'est pas exclu.

"Nos vies", dédicacé au peintre lyonnais Jacques Truphémus disparu récemmment, figure dans la première sélection du Goncourt 2017.
 
"Nos vies", Marie-Hélène Lafon
(Buchet-Chastel – 182 pages – 15 €)
 

Extrait :

Gordana aurait eu quatre ou cinq ans, des nattes maigres nouées de rubans verts, un torse étroit, les jambes déjà longues, un air de guingois, et les yeux baissés sur le trésor frémissant qu’abrite le creux de ses bras arrondis, un chiot au museau carré et blanc, pas fini, comme elle, pas tout à fait arraché aux limbes ni tiré d’affaire. Une arrière-cour écrasée de soleil gris, derrière Gordana de vagues clapiers, et, à sa gauche, le bras fort et nu d’une femme que l’on devine vieille, rompue aux travaux qui broient les corps et les plient, une grand-mère peut-être. On ne voit pas les pieds de Gordana, que la photo coupe. Des couleurs délavées, une bande de ciel pâle, la jupe imprimée, du marron du vert encore, mêlés, le polo blanc sans manches, un jour d’été très enfui, de la lumière, de la chaleur dure, brutale, et cette portée de chiots que la mère délivrée n’aurait pas défendus, se bornant à laisser le rescapé, le choisi, l’élu au museau carré fourrager entre ses mamelles rosâtres et gonflées. J’ai vu la photo, je l’ai ramassée, elle était tombée, avec deux autres, du portefeuille de Gordana ; je l’ai regardée, j’ai reconnu Gordana qui ne savait pas que son portefeuille avait glissé sous la caisse, répandant une partie de son contenu ; je l’ai reconnue au cou long, à l’arrondi du menton. J’ai tout vu, tout retenu, le temps de retourner une deuxième photo, de l’apprendre aussi, et de rendre à Gordana, qui en avait terminé avec la cliente précédente, le portefeuille remis en ordre.

"Nos vies", Marie-Hélène Lafon, (page 15)

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