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"On ne peut pas régler les problèmes du grand âge en décidant de se suicider" : rencontre avec Lionel Shriver, autrice d'un roman sans tabou sur la fin de vie

Dans son dernier roman, "À prendre ou à laisser", la romancière américaine s’empare avec autant de sérieux que d'humour de la question délicate et cruciale du vieillissement et de la fin de vie.

Article rédigé par Laurence Houot
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié
Temps de lecture : 11 min
La romancière Lionel Shriver à Paris le 19 janvier 2023 (LAURENCE HOUOT / FRANCEINFO CULTURE)

À l'heure où se déroule la Convention citoyenne sur la fin de vie, lancée le 9 décembre en France, la romancière américaine Lionel Shriver explore de fond en comble ce sujet dans son dernier roman, avec l'humour qui caractérise son œuvre. À prendre ou à laisser paraît le 26 janvier aux éditions Belfond. 

Lionel Shriver y raconte l’histoire d’un couple de Britanniques, Kay et Cyril, qui décident alors qu’ils sont encore dans la force de l’âge, de se suicider ensemble le jour de leurs 80 ans. Ils ne veulent pas, comme le père de Kay, subir la déchéance de la vieillesse ou devenir un poids pour leurs enfants. Mettront-ils leur plan à exécution ? Que se passera-t-il si l’un d’entre eux ne souhaite pas s’y conformer ? Que gagneront-ils, que perdront-ils en avalant ou pas le fameux poison remisé pendant quarante ans dans une boîte noire au fond du réfrigérateur ?  

Dans un roman à la construction aussi virtuose que ludique, Lionel Shriver imagine pas moins de douze scénarios possibles à partir de ce postulat de départ. Maison de retraite, perte d’autonomie, AVC, cure de rajeunissement, cryogénisation... La romancière explore ainsi toutes sortes de fins de vie possibles pour ses deux héros, sans tabous, n’éludant aucun aspect de cette étape souvent compliquée de l’existence, jalonnée de désagréments plus ou moins pesants.

Malgré la gravité du sujet, on rit beaucoup à la lecture de ce roman passionnant sur une question cruciale. Sur fond de crise climatique, de crise des migrants, de questionnements sur le genre, ou l’identité sexuelle, la facétieuse romancière en profite au passage pour jeter un regard acide sur le monde contemporain. 

Dans un petit café parisien proche de son hôtel du 14e arrondissement, dégustant un cappuccino fumant qu’elle a demandé bien serré, la romancière, de passage dans la capitale, livre à franceinfo Culture les coulisses de ce savoureux et passionnant roman.  

Franceinfo Culture : comment est née l’idée de ce livre ? 
Lionel Shriver : l'idée est venue après une conversation avec une amie de mon âge, nous avions alors une cinquantaine d'années, au cours de laquelle elle a émis l'idée qu'elle ne souhaitait pas vivre au-delà de l'âge de 80 ans. Je me suis demandé si c'était une blague, mais sachant que cette amie est plutôt une personne sérieuse, pas du genre à parler à la légère, je n'ai pas pu m'empêcher de me demander ce qui se passerait effectivement le jour où elle atteindrait l’âge de 80 ans, ce qu’elle ferait vraiment le jour J. Et c’est ça qui m’a donné envie d’écrire cette histoire. 

Est-ce que vous êtes partie dans l’écriture de ce livre avec des réponses, ou avec des questions ? 
Au départ, je voulais juste jouer, m’amuser. Et je voulais traiter le sujet non pas avec un seul personnage, mais avec un couple. À partir de là, forcément, les choses se compliquent un peu... (rires) Et je savais dès le départ que l’un des deux serait plus accroché au plan que l’autre, plus loyal envers sa décision. 

Et c’est l’homme, en l’occurrence ?
Bien sûr. Il ne pourrait pas en aller autrement ! (rires) Je sens instinctivement que les hommes sont plus sensibles à l’abstraction, à l’idéologie, et moins à l’émotion. J’aurais pu faire l’inverse, mais mes deux personnages sont nés pendant la guerre, ils sont de cette génération-là, et par conséquent, c’était plus vraisemblable et cohérent, même si cela peut paraître sexiste, dans ce sens-là, avec un couple “traditionnel”.  

Pourquoi avoir choisi cette construction en forme de “poupées russes”, avec un scénario démultiplié ? 
J’avais déjà expérimenté des structures narratives un peu dans ce genre-là, avec deux univers parallèles par exemple, dans La Double Vie d'Irina (Belfond, 2009). Mais là, je voulais aller encore plus loin. Et il se trouve que ce que j’avais à explorer dans ce livre-là s’y prêtait très bien, faisait sens, car la question est de savoir ce que les deux personnages vont gagner ou perdre s’ils appliquent, ou pas, le plan. C'est d'ailleurs ce qu’ils font dans la plupart des scénarios du livre. La question est donc de savoir si en restant en vie ce sera magnifique ou horrible, ou au contraire s’ils vont rater des choses s’ils appliquent le plan. C’est ça la vraie question, c’est de savoir si en définitive, le mari avait raison ou pas. 

C’est un peu comme un jeu de construction assez complexe, avec de multiples points de départ, qui se déplacent d’une histoire à l’autre. Ce n’était pas trop compliqué à bâtir ? 
D’abord, j’ai dressé la liste des différents scénarios que je voulais explorer, et ensuite j’ai tout bonnement suivi la liste. Ensuite, l’idée était de faire en sorte que plus on avance, plus les scénarios sont extravagants. Il me semblait que c’était la ligne la plus logique sur un plan narratif. Dans cette construction en arborescence je pouvais démarrer le scénario en piochant n’importe où dans un chapitre précédent, pourvu que cela ait du sens. Par exemple, si je partais d’un scénario où le couple avait dépensé tout son argent dans la perspective du suicide, alors si je poursuivais sur cette branche de l’histoire, il fallait que dans le nouveau scénario, ils aient aussi dépensé tout leur argent. Il fallait que ce soit cohérent, sinon cela n'aurait pas fonctionné. Une fois posées ces règles, je n'avais besoin de rien d’autre. Et j'ajouterai que cette construction m’a permis d’explorer absolument toutes les hypothèses que je voulais explorer. Par exemple, quand le couple se retrouve dans cette abominable maison de retraite, enfermé et qu'il s’échappe, dans un chapitre juste après, il est rattrapé et n'en sortira plus.  

Outre la question de la fin de vie et de la mort, votre livre évoque tout un tas de questions de société, comme le climat, le genre, les migrants... Une société sur laquelle vous posez un regard un peu moqueur non ? 
Oui bien sûr, cela me permet d’exprimer ce que je ressens à propos de toutes sortes de sujets ! Concernant l’identité et le genre, vous n’avez encore rien vu, attendez mon prochain roman !   

Votre livre est aussi une grande histoire d’amour non ? 
Oui je n’ai pas la réputation d’être une grande autrice de romance, mais en réalité, j’écris constamment des histoires d’amour. Et d’ailleurs, le chapitre le plus triste du livre, pour moi, c’est celui de la cryogénisation, parce que l’amour a disparu. Ce qu’ils avaient le plus besoin de préserver, les sentiments qu’ils avaient l’un pour l’autre, est mort. C’est horrible.  

Est-ce que vous avez finalement trouvé en écrivant ce livre, en imaginant tous ces scénarios, la réponse à la question de départ ? Le mari avait-il raison ? Le suicide est-il la bonne solution pour s'épargner une fin de vie difficile ? 
Je ne sais toujours pas. Je ne veux pas y penser (elle se cache les yeux). En tous cas, ce que j’ai mieux saisi en écrivant ce livre, c’est que quoi qu'on imagine ou quoi qu'on planifie, les choses ne se déroulent jamais comme prévu. Et j’ai réalisé, y compris pour ce qui me concerne, que la volonté de rester en vie est énorme, qu'elle nous dépasse, et que je souhaiterai sans doute, comme la majorité des gens, rester en vie coûte que coûte, même si ma fin est horrible. Je pense que c’est dans notre ADN : naturellement, les êtres vivants essayent de rester en vie. Donc si vous planifiez de vous suicider, il est très probable que vous n'alliez pas au bout le jour J. En fait on ne peut pas régler le problème du grand âge en se disant "je vais me suicider". Ce n’est pas comme ça que ça marche. Je pense que les jeunes expriment explicitement ce genre de volonté de manière un peu paresseuse, mais qu’en définitive ils n’appliqueraient jamais leurs plans.  

Mais dans le livre, le couple prend cette décision après avoir accompagné le père de Kay pendant dix ans dans un parcours très pesant. Finalement est-ce que ce n’est pas une période plus difficile pour les enfants, pour l'entourage, que pour les personnes âgées elles-mêmes ? 
Ce moment du grand âge est ce qu’on appelle en anglais “the shit hit the fan” (“la m... dans le ventilateur”). C’est un mauvais moment pour tout le monde. Et en plus, avec l’allongement de l’espérance de vie, les générations de l'âge mur aujourd’hui, de l’âge moyen dirons-nous, sont coincées entre d’un côté leurs enfants qui ne quittent pas le foyer, ou très tard, ou qui ont besoin de soutien financier parce qu’ils n'ont pas les moyens d’acheter leur propre maison, et de l'autre leurs parents qui s’effondrent, et qui ont besoin d’une prise en charge qui coûte une fortune. En Grande-Bretagne, on appelle ça “la génération sandwich”.

En France, on a tendance à aborder cette question de la fin de vie sous l’angle de l’euthanasie, qui fait beaucoup débat, alors que vous dans votre livre vous n’évoquez pas cette question. Vous en faites une question très individuelle, très intime, et pas une question politique. Pourquoi ? 
Mais parce que je pense que cette question est très intime. Il n’y en a pas de plus intime il me semble. Et la question d’un point de vue politique est très ennuyeuse. C’est seulement à un niveau individuel que la question est intéressante, quand une personne décide de recourir au suicide assisté ou à l’euthanasie, parce que sa vie est devenue trop difficile, ou parce qu’il estime qu’il est devenu un poids pour les autres, ça c’est intéressant, mais le grand blabla politique, tous les débats sur la question morale, etc. Tout ça, ça me donne juste envie de dormir. 

Pensez-vous que si la loi l’autorise, plus de gens y auront recours ?
Si les gens avaient la possibilité concrète, institutionnalisée, moins taboue, de recourir à cette solution,  je ne suis pas persuadée qu'ils seraient plus nombreux à opter pour ça. Parce que je crois que le jour venu, on a tous envie de dire : ok, encore un dernier petit café, reportons plutôt ça à demain !  

Ce livre aborde des questions très graves, très sombres, comme la fin de vie, et la mort, et pourtant on rit beaucoup en le lisant, parce que vous traitez tous ces sujets avec beaucoup d’humour, pourquoi ? 
Tous les livres sur la mort sont des livres sur la vie. Ici, d’une certaine manière, la forme vient contredire le fond. Le propos du livre est très lourd, mais la forme est légère, ludique et c’est ce qui rend le sujet beaucoup plus digeste ! J’utilise l’humour pour que le livre soit plus marrant à lire. Sinon, comment dire, ce serait plus “suédois”, comme un film de Bergman, vous voyez (rires) ? L’humour est transgressif, et en effet vous pouvez dire certaines choses qui seraient choquantes ou offensantes si vous les disiez sérieusement. Et puis la construction du livre avec tous ces scénarios fait qu’on peut garder le moral. Parce que dans un chapitre on va voir Cyril coincé à l’intérieur de lui-même après une attaque, mais le chapitre suivant, il va vieillir très bien. Il y a toujours des possibilités d’éclaircies, donc moins traumatisant pour le lecteur, je dirais même relaxant ! 

Pour finir, quel est votre scénario favori ? 
Celui qui me fait le plus rire, c’est l’avant-dernier, celui qui est titré “Il était une fois à Lambeth”, parce que c’est le plus utopiste. Dans ce chapitre, Kay et Cyril ont une vieillesse idyllique, ils sont actifs et en pleine forme jusqu’au bout, avec des jeunes plein la maison, tout le monde les adore... C’est le scénario qui me fait le plus craquer parce qu’on peut être certain que toutes ces choses n’ont aucune chance de se produire dans la réalité. C’est ce dont tout le monde rêve, mais que personne ne vivra jamais. Et je me suis aussi amusée dans ce chapitre avec la politique. Les hommes ont réglé tous les problèmes liés à l'énergie, au réchauffement climatique, ils ont réglé tous les conflits dans le monde, et les pays belliqueux sont même devenus des destinations touristiques. C’est mon scénario préféré parce nous croyons tous que c’est possible, et en même temps nous savons tous au fond de nous que ça n’est pas réaliste. C’est une énorme blague, et c’est le ridicule qui me fait rire. C’est ce que l’on appelle en anglais “piss-take”, je me moque de mon lecteur, et de moi-même, c’est une forme d’autodérision. Je me moque de l'indécrottable optimisme des hommes, que l’on a pu voir encore récemment avec la guerre en Ukraine, où les politiques du monde entier ont fait semblant de croire que tout allait bien se passer.

À prendre ou à laisser, de Lionel Shriver, traduit de l'anglais (États-Unis) par Catherine Gibert (Belfond, 285 p. 22 €)

Couverture de "A prendre ou à laisser", de Lionel Shriver, janvier 2023 (BELFOND)

Extrait : 

Cyril la considéra avec une circonspection naissante. Parler de choses et d'autres était sans aucun doute déroutant. Il se faisait tard. Faire le résumé solennel de deux vies bien remplies et d'un mariage réussi aurait été plus approprié que ces phrases vides à propos du changement climatique.
- On débarrasse ? proposa Kay.
- Pour quoi faire ?
- On a toujours débarrassé.
- Ce soir, c'est la fin des toujours.
Elle se leva pour aller déposer le reste des saucisses sur le plan de travail à côté du frigo.
- Je ne veux pas que ça se perde.
- Et pourquoi pas ? Qui va les manger ?
- Un des enfants, peut-être..
- Un des enfants va découvrir ses parents morts d'une surdose de Seconal et fouiller le frigo pour voir s'il y a des restes ?
- Pas Hayley sans doute, qui fera sa tragédienne, reconnut Kay. Mais Simon est pragmatique, même s'il s'est devenu trop snob pour s'attaquer à des restes, et Roy a toujours faim.

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