"Consumés" : sexe, cannibalisme, nouvelles technologies, David Cronenberg détaille ses obsessions dans un roman
Pendant que Naomi commence son enquête à Paris avec l'aide d'un étudiant frappé par la maladie de Peyronie, Nathan est en Hongrie pour photographier une opération menée par un chirurgien soupçonné de trafic d'organes. Paris, Tokyo, Budapest, Canada… Commencées en parallèle, les deux enquêtes vont petit à petit cheminer l'une vers l'autre pour converger du côté de la Corée du Nord, sur fond de sombre histoire de prothèses auditives explosives, tandis que les deux amants eux, immergés dans leurs sujets (au sens propre comme au figuré), s'éloignent progressivement l'un de l'autre…
Encyclopédie de la morbidité
Le cannibalisme, l'altération des corps, la maladie, la mutilation, la vieillesse, les phobies (un sein envahi par des insectes), ou la sexualité à thème (échangisme, fétichisme…). Le roman de David Cronenberg est un catalogue de la morbidité. Le réalisateur y développe ses obsessions dans une intrigue plutôt bien menée : suspense, rebondissements, coups de théâtre au programme.Et le réalisateur s'empare de son sujet comme il filme : chirurgicalement, éclairage savant. Qu'il s'agisse de la description du sexe dévié par la maladie de la Peyronie d'un étudiant parisien rencontré par Naomi, ou de l'opération extravagante d'un chirurgien hongrois sur les seins d'une de ses patientes atteinte d'un cancer, ou de la scène cannibalo-sexuelle de dévoration de Célestine, ou des performances maniaques d'une jeune femme américaine grignotant des morceaux de son propre corps découpés au coupe-ongle, ou encore des jouets technologiques des uns et des autres (appareils photo, imprimantes trois D, caméras…), David Cronenberg romancier ne lésine pas sur les moyens. Il enchaîne les tableaux, l'horreur mise en scène comme des performances artistiques.
Sensualité des nouvelles technologies
On peut dire au passage qu'il en connait un rayon sur les nouvelles technologies : des objets, mais aussi des paysages, qu'il décrit comme tels (optiques d'appareils photos, cartes mémoires, flashes sans fil SU-800, ou autre nagra SD, écrans). Pour celui qui s'intéresse au sujet, il trouvera dans "Consumés" une encyclopédie.. Mieux, une nouvelle palette sensorielle (leur évocation provoque le trouble, voire l'excitation chez ses personnages). On ne partage pas forcément cette exaltation, et la profusion de détails, amusante au début (un style) finit par lasser à la longue, un peu comme peuvent être ennuyeuses les descriptions des paysages ou des scènes militaires dans les romans du XIXe siècle.Mais le roman de Cronenberg est bien construit, (sauf la fin, un peu en queue de poisson), ultra-documenté, servi par un vocabulaire riche et précis, "dysmorphophobie", "apotemnophilie", "acrotomophilie", ces trois là dans une seule page (92) et offre de très beaux morceaux sur l'amour, et notamment sur les mécanismes et ressorts psychologiques qui font que deux amants s'aiment toujours malgré l'avancée de l'âge, la maladie et l'altération des corps qui les accompagnent. Cronenberg explore les marges, les replis, les ténèbres, une matière humaine complexe qu'il observe sur la scène d'une société contemporaine jetée dans une réalité virtuelle aussi excitante que perturbante…
Pourquoi David Cronenberg est-il passé à l'écriture ?
Cronenberg réussit plutôt bien son passage à l'écriture. "Consumés" est un thriller contemporain qui prolonge par les mots son travail cinématographique, le complète, l'éclaire. Il est intéressant d'assister à la transposition de son cinéma, une certaine esthétique de l'horreur, à la littérature, même si le roman est parfois un brin indigeste (on ne sait pas si c'est parce qu'il est un peu long, ou si c'est l'accumulation des horreurs qui finit par provoquer l'over-dose)."J'ai toujours pensé écrire un roman" (son père était écrivain), a expliqué le cinéaste, qui dit, interrogé par Guillaume Erner sur France Culture, avoir été "kidnappé par le cinéma". Le réalisateur confie d'ailleurs avoir commencé l'écriture de 'Consumés" comme le script d'un film, avant de s'engager sur d'autres voies."Le roman est un espace de liberté incomparable", explique David Cronenberg dans un entretien accordé au journal Le Temps, "une forme bien plus intime et discursive que le cinéma (…). À l’écrit, vous pouvez dérouler une journée en la connectant à des événements internationaux, à des souvenirs personnels, à des références subtiles. C’est impossible à l’écran", poursuit le réalisateur. Il dit aussi apprécier la liberté que permet l'écriture par rapport au cinéma : "La littérature, et c’est ce qui m’attire, est aussi très indépendante. Si vous demandez à quelqu’un d’investir 10 millions de dollars dans un film, vous êtes aussitôt enchaîné à tout un tas de contraintes. L’écriture d’un roman n’impose aucune restriction."
Du film au roman et du roman au film
Le réalisateur canadien a quand même repris la caméra pour réaliser un court-métrage "Nest", publié sur le site de l'éditeur canadien Hamish Hamilton Canada avant la publication du roman. On y voit une femme, seins nus, discuter avec le médecin qui doit pratiquer sa mastectomie rendue nécessaire pour éliminer les insectes ayant colonisé son sein gauche. On comprend mieux la vidéo une fois qu'on a lu le livre.Extrait (en anglais) du court-métrage "The nest" (Certaines images peuvent choquer)
Le roman pourrait à son tour devenir un film, des producteurs s'y intéressent. Mais s'il est coutumier du fait -il a adapté à l'écran plusieurs romans ("Le festin nu" de William Burroughs, "Crash" de J. G. Ballard ou "Cosmopolis" de Don DeLillo)- David Cronenberg a déjà annoncé qu'il ne se chargera pas d'adapter son roman à l'écran. "Pour faire un film il faut trahir le roman", dit-il et "il n'y a pas de traduction véritable, ça doit être une réinvention et trahir moi-même serait très étrange auto-destructeur. Je laisse le travail à quelqu'un d'autre de me trahir", a-t-il confié. Il serait déjà en train d'écrire un second roman.
Consumés David Cronenberg, traduit de l'anglais (Canada) par Clélia Laventure
(Gallimard - 372 pages - 21 euros)
EXTRAIT
Naomi était dans l’écran. Ou, plus exactement, elle était dans l’appartement dans la fenêtre QuickTime dans l’écran, le petit appartement miteux des universitaires Célestine et Aristide Arosteguy. Elle y était, assise face à eux, installés côte à côte sur un vieux canapé – était-il bordeaux ? Était-il en velours côtelé ? –, qui s’entretenaient avec un intervieweur hors champ. Et grâce à ses oreillettes blanches en plastique, elle était aussi, sur le plan acoustique, chez les Arosteguy. Elle sentait la profondeur de la pièce et la tridimensionnalité de leurs têtes, des têtes sagaces au visage sensuel, deux êtres assortis, tels un frère et sa sœur. Elle sentait l’odeur des livres entassés dans la bibliothèque derrière eux, éprouvait l’intense chaleur intellectuelle qui en émanait. Dans le cadre, tout était net – un effet de la vidéo, de ses petits capteurs CCD ou CMOS ; la nature du médium, songea Naomi –, et cette sensation de profondeur dans la salle, dans les livres, dans les visages s’en trouvait intensifiée."
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