"Echapper" de Lionel Duroy : que devient un peintre interdit de peinture ?
"Avec la mer du Nord pour dernier terrain vague / Et les vagues de dunes pour arrêter les vagues ..." Une fois refermé le roman de Lionel Duroy, on ne songe plus qu"à prendre son billet pour aller voir, baignées par la lumière d'hiver, ces immenses plages nordiques entre Allemagne et Danemark. Regarder les digues inlassablement bâties contre la mer hostile, et cette terre noire qui a englouti tant et tant de corps et d'objets, lors d'inondations dévastatrices.
Tel est le cadre choisi par l'auteur des "Chagrins" pour son dernier roman "Echapper". Saisi d'un coup de foudre pour "La leçon d'allemand", le narrateur s'installe quelques mois à Møgeltønder, pour s'imprégner du décor du célèbre roman de Siegfried Lenz.
Quand l"art dégénéré" n'a plus droit de cité
"Echapper" est construit en poupées russes, emboîtées les unes dans les autres. C'est l'histoire d'un homme, le narrateur, dont les enfants sont grands et dont le couple vient de rompre. Il ne pense plus qu'à partir, à fuir. Mais pas n'importe où : au Nord de l'Allemagne et au sud du Danemark, pour enquêter sur "La leçon d'allemand".
Que relate dans ce roman l'écrivain allemand ? L'histoire d'un peintre qui se voit notifier l'interdiction de peindre par les autorités nazies, pendant la seconde guerre mondiale. Son "art dégénéré" n'a plus droit de cité dans l'Allemagne nouvelle. Cette interdiction, il la contournera en peignant des aquarelles quasi-invisibles, faciles à cacher.
Ancien journaliste (comme l'auteur), le narrateur confronte le récit bâti par Siegfried Lenz à la vie du modèle qui l'a inspiré, le peintre Emil Nolde (1867-1956). L'artiste était-il aussi pur, aussi héroïque, que le personnage décrit par Lenz ? Faut-il tout sacrifier à son art ?
Serait-il prêt, lui, à sacrifier l'écriture ? Faut-il pratiquer son art à tout prix, quitte à faire des dégâts, ou des désordres (ici, dans la vie des gens) ? Après les attentats de janvier en France, la question résonne autrement, sans doute, que ne l'avait prévu son auteur.
Ecrire la vie pour parvenir à "l'attraper"
Avec cette sincérité vitale qui le caractérise (comme dans les autres romans de Lionel Duroy, largement autobiographiques), le narrateur raconte aussi sa vie. Les enfants indépendants, qui lui rendent sa liberté (sauf la petite dernière qui insiste pour lui rappeler qu'elle existe). Sa compagne, Esther, dont il est séparé. Ses nouvelles amours avec Suzanne, jeune Allemande mariée. Et cet horizon neuf qui le captive.
Plus apaisé que "Les chagrins", ce roman tornade où Lionel Duroy avait mis sur la table son enfance, et les racines de sa colère, "Echapper" rappelle, avec cette conviction qui fait fondre le lecteur, la possibilité de l'amour, ici et partout. Et cette nécessité de l'écriture qui emporte tout parce qu'il n'y a, écrit Lionel Duroy, qu'"en écrivant la vie que je parviens à l'attraper, à la faire exister". Dans cette rentrée littéraire trop éclipsée, voilà un roman qu'on vous recommande avec force.
Echapper Lionel Duroy (Julliard - 282 pages - 18,50 euros)
Extrait : "Non, je ne suis pas un assassin, Susanne. Je me suis servi de mes livres pour dire des choses qui m'auraient tué si je les avais gardées secrètes. Elles ont pu tuer en retour, c'est entendu, mais je devais vivre, je devais me défendre. Nous sommes là pour vivre, c'est la seule chose à laquelle nous ne devons pas échapper. Et pour vivre, nous avons tous les droits".
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