Cet article date de plus d'onze ans.
"Ladivine", le dernier roman envoûtant de Marie NDiaye
"Ladivine", de Marie Ndiaye, prix Goncourt 2009 pour "Trois femmes puissantes" est un roman magnifique sur les origines et la filiation.
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Temps de lecture : 6min
L'histoire : Malinka a grandi avec sa mère en vase clos dans une petite maison en fond de cour, dans une ville dont Malinka a oublié le nom. Malinka s'appelle aujourd'hui Clarisse Rivière, parce qu'elle s'est choisi un nouveau prénom, qu'elle a épousé Richard Rivière et qu'elle a relégué loin de sa nouvelle vie sa mère Ladivine, qui lui fait honte, et qu'elle nomme "la servante". Chaque mois, elle n'y manque jamais, Clarisse Rivière prend le train vers Bordeaux pour rendre visite en secret à "la mère de Malinka", c'est comme ça qu'elle en parle, soulignant ainsi l'effet de ce reniement. Elle en éprouve une honte sans fin, sans pour autant pouvoir faire autrement.
La filiation
Ladivine, la mère de Clarisse Rivière, n'a ni père ni mère, ni frères ni sœurs, pas d'amis non plus. Le père de Malinka est un être mythique dont la mère et la fille espèrent -sans que cela soit dit- le retour. Ces deux- là se trouvent "dans la zone d'affection et de sollicitude de personne", excepté celles de l'une pour l'autre. Et la fille, objet exclusif de l'amour de Ludivine, s'en sentira bientôt oppressée.
Le roman commence avec Malinka/Clarisse, puis on relit l'histoire avec la mère, Ladivine, avec qui on espère en apprendre un peu plus (d'où elle vient, qui est le père de Malinka ?) Mais non. Il y a ensuite le récit de Ladivine, la fille de Clarisse Rivière, qu'elle a prénommée comme sa mère. Annika, dernière fille de la lignée en présence, prend elle aussi la parole, comme si le récit tenait dans ce passage de relais, d'une génération à l'autre, d'une femme à l'autre, les hommes effacés. Car une vie où les liens sont coupés est si difficile, voilà ce que montre Marie NDiaye dans ce roman magnifique. L'absence de lien, de filiation, creuse un fossé dans le cœur de Malinka/Clarisse. Et si elle réussit dans un premier temps, en coupant cours, à se construire une vie ailleurs, l'illusion ne tient pas, les nouveaux liens se déchirent. Ceux qui l'entourent ne peuvent plus vivre avec elle et ce vide qui l'habite. Un vide qui se transmet de génération en génération, comme les prénoms, et dont les héritiers sont contraints de porter la charge, jusqu'à la dissolution.
Malinka ressemble à sa mère, des traits hérités d'une postérité dont elle ne connait rien, ressemblance qui suscite sa colère, car "comment échapper durablement si l'on était ainsi marqué, comment prétendre n'être pas ce qu'on ne voulait pas être, ce qu'on avait pourtant le droit de ne point vouloir être?"
Contes africains
On pense à la vie de l'auteur, d'origine sénégalaise, mais dont rien de cette culture ne lui a été transmis : élevée en France par sa mère française, le père sénégalais a quitté la maison quand elle avait un an, elle n'a jamais mis les pieds au Sénégal.
"Ladivine" est un roman où les montagnes sautent sur les hommes, où un grand chien noir recueille l'âme d'une femme perdue, où Wellington, un jeune adolescent assassiné, réapparaît ... Comme si pour combler les vides d'une histoire, la vie faisait appel aux songes. Et c'est dans ces images oniriques que l'on en apprend le plus sur les origines, finalement.
Ecrire le non-dit
Marie NDiaye décrit à merveille les zones périphériques des sentiments, ces phénomènes humains internes, omniprésents, que l'on n'exprime jamais, ou mieux, que l'on préfère ignorer. Que se passe-t-il dans la tête de Clarisse Rivière quand elle prend le train chaque mois pour rendre visite à sa mère, qu'elle est assise dans son salon surchargé de bibelots, et qu'elle joue cette comédie, comme si de rien n'était, comme si la honte du reniement n'existait pas.
La romancière met des mots sur les silences qui s'installent autour du tabou, sur l'art et la manière de dire les mensonges qui les habillent, sur les regards qui se baissent quand la vérité affleure, sur toutes ces toutes petites choses ténues, ces phénomènes inscrits dans des zones fluctuantes de conscience.
Marie NDiaye manie l'écriture comme un artisan son outil, avec précision, chaque mot ajusté. Pas une fois elle ne relâche son geste, chaque phrase parfaitement reliée, chaque paragraphe modelé comme une pièce de marqueterie. Le résultat est époustouflant.
Ladivine, Marie NDiaye
Gallimard - 402 pages - 21,50 Euros
[ EXTRAIT ]
"Le chien la suivit jusqu'au vaste enclos, coincé entre la plage et la route, où se tenait le marché pour touristes.
Là, comme s'il était au-dessous de sa dignité de se montrer en un tel lieu, il s'assit devant l'entrée et la suivit des yeux aussi loin qu'il le put.
Il savait, pensait-elle, qu'elle devrait repasser cette même grille pour reprendre le chemin de l'hôtel.
Elle ne doutait pas un instant que, y eût-il eu une autre sortie, le chien serait resté attaché à ses pas.
Il savait qu'elle devrait repasser cette même grille, pensait-elle. Alors ilo serait là, assis dans la poussière, la chaleur, longue langue pendante et gorge haletante, et le regard attentif que lui lancerait son œil noir ne lui permettrait pas, à elle qui se sentait pourtant consacrée par une telle vigilance, de déterminer s'il la surveillait ou s'il veillait sur elle, s'il lui faudrait se libérer de lui ou se prévaloir de sa protection.
Cela ne l'inquiétait pas. Cette question, elle était maintenant pour elle de pure forme.
Car même si le chien l'épiait, elle se sentait à l'abri sous son contrôle, et non pas précisément dans les rues d'ailleurs tranquilles de cette grande ville inconnue mais, de façon plus générale, à l'abri du malheur ou de la tristesse, de l'échec ou de la désolation."
La filiation
Ladivine, la mère de Clarisse Rivière, n'a ni père ni mère, ni frères ni sœurs, pas d'amis non plus. Le père de Malinka est un être mythique dont la mère et la fille espèrent -sans que cela soit dit- le retour. Ces deux- là se trouvent "dans la zone d'affection et de sollicitude de personne", excepté celles de l'une pour l'autre. Et la fille, objet exclusif de l'amour de Ludivine, s'en sentira bientôt oppressée.
Le roman commence avec Malinka/Clarisse, puis on relit l'histoire avec la mère, Ladivine, avec qui on espère en apprendre un peu plus (d'où elle vient, qui est le père de Malinka ?) Mais non. Il y a ensuite le récit de Ladivine, la fille de Clarisse Rivière, qu'elle a prénommée comme sa mère. Annika, dernière fille de la lignée en présence, prend elle aussi la parole, comme si le récit tenait dans ce passage de relais, d'une génération à l'autre, d'une femme à l'autre, les hommes effacés. Car une vie où les liens sont coupés est si difficile, voilà ce que montre Marie NDiaye dans ce roman magnifique. L'absence de lien, de filiation, creuse un fossé dans le cœur de Malinka/Clarisse. Et si elle réussit dans un premier temps, en coupant cours, à se construire une vie ailleurs, l'illusion ne tient pas, les nouveaux liens se déchirent. Ceux qui l'entourent ne peuvent plus vivre avec elle et ce vide qui l'habite. Un vide qui se transmet de génération en génération, comme les prénoms, et dont les héritiers sont contraints de porter la charge, jusqu'à la dissolution.
Malinka ressemble à sa mère, des traits hérités d'une postérité dont elle ne connait rien, ressemblance qui suscite sa colère, car "comment échapper durablement si l'on était ainsi marqué, comment prétendre n'être pas ce qu'on ne voulait pas être, ce qu'on avait pourtant le droit de ne point vouloir être?"
Contes africains
On pense à la vie de l'auteur, d'origine sénégalaise, mais dont rien de cette culture ne lui a été transmis : élevée en France par sa mère française, le père sénégalais a quitté la maison quand elle avait un an, elle n'a jamais mis les pieds au Sénégal.
"Ladivine" est un roman où les montagnes sautent sur les hommes, où un grand chien noir recueille l'âme d'une femme perdue, où Wellington, un jeune adolescent assassiné, réapparaît ... Comme si pour combler les vides d'une histoire, la vie faisait appel aux songes. Et c'est dans ces images oniriques que l'on en apprend le plus sur les origines, finalement.
Ecrire le non-dit
Marie NDiaye décrit à merveille les zones périphériques des sentiments, ces phénomènes humains internes, omniprésents, que l'on n'exprime jamais, ou mieux, que l'on préfère ignorer. Que se passe-t-il dans la tête de Clarisse Rivière quand elle prend le train chaque mois pour rendre visite à sa mère, qu'elle est assise dans son salon surchargé de bibelots, et qu'elle joue cette comédie, comme si de rien n'était, comme si la honte du reniement n'existait pas.
La romancière met des mots sur les silences qui s'installent autour du tabou, sur l'art et la manière de dire les mensonges qui les habillent, sur les regards qui se baissent quand la vérité affleure, sur toutes ces toutes petites choses ténues, ces phénomènes inscrits dans des zones fluctuantes de conscience.
Marie NDiaye manie l'écriture comme un artisan son outil, avec précision, chaque mot ajusté. Pas une fois elle ne relâche son geste, chaque phrase parfaitement reliée, chaque paragraphe modelé comme une pièce de marqueterie. Le résultat est époustouflant.
Ladivine, Marie NDiaye
Gallimard - 402 pages - 21,50 Euros
[ EXTRAIT ]
"Le chien la suivit jusqu'au vaste enclos, coincé entre la plage et la route, où se tenait le marché pour touristes.
Là, comme s'il était au-dessous de sa dignité de se montrer en un tel lieu, il s'assit devant l'entrée et la suivit des yeux aussi loin qu'il le put.
Il savait, pensait-elle, qu'elle devrait repasser cette même grille pour reprendre le chemin de l'hôtel.
Elle ne doutait pas un instant que, y eût-il eu une autre sortie, le chien serait resté attaché à ses pas.
Il savait qu'elle devrait repasser cette même grille, pensait-elle. Alors ilo serait là, assis dans la poussière, la chaleur, longue langue pendante et gorge haletante, et le regard attentif que lui lancerait son œil noir ne lui permettrait pas, à elle qui se sentait pourtant consacrée par une telle vigilance, de déterminer s'il la surveillait ou s'il veillait sur elle, s'il lui faudrait se libérer de lui ou se prévaloir de sa protection.
Cela ne l'inquiétait pas. Cette question, elle était maintenant pour elle de pure forme.
Car même si le chien l'épiait, elle se sentait à l'abri sous son contrôle, et non pas précisément dans les rues d'ailleurs tranquilles de cette grande ville inconnue mais, de façon plus générale, à l'abri du malheur ou de la tristesse, de l'échec ou de la désolation."
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