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"Le Chant des revenants", de Jesmyn Ward : l'Amérique noire et pauvre racontée comme une tragédie antique

Avec "Le Chant des revenants" (Belfond), la romancière américaine Jesmyn Ward a reçu en 2017 pour la deuxième fois le National Book Award, récompense déjà obtenue en 2011 avec "Bois sauvage" (Belfond). Ce nouveau roman est l'histoire d'une famille noire et pauvre du Mississippi, chantée à la manière d'une tragédie grecque.
Article rédigé par Laurence Houot
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 5 min
La romancière américaine Jesmyn Ward
 (Beowulf sheehan)
L'histoire : Joseph, dit "Jojo", 13 ans, vit avec sa mère et sa petite sœur Michaela, dite "Kayla", chez les grands-parents maternels. Jojo est né quand Leonie, sa mère, avait à peine 18 ans. Michael, fils d'une famille de "petits Blancs" racistes, pris entre son travail sur une plateforme pétrolière et la prison, est un père absent. Leonie, souvent sous emprise de la drogue, "n'a pas l'instinct maternel". Jojo, en vraie petite mère, concentré comme une louve, prend soin de sa petite sœur.

Les parents, que Jojo a pris l'habitude d'appeler par leurs prénoms, passent comme des ombres, tandis que le garçon apprend à grandir dans les pas de son grand-père, qui lui apprend à fendre le bois, à tuer le bouc, à dépecer. "Je suis la piste que Papy trace sur la terre avec le sang des organes tendres, une piste qui indique l'amour aussi clairement que les miettes de pain semées dans les bois par Hansel".

La grand-mère est une sorte de Médée du bayou, connaisseuse du cosmos, des plantes et de leurs vertus curatives. Elle sait lire dans le cœur des êtres et c'est elle qui transmet les "choses de la vie".

Quand l'histoire démarre, cette grand-mère Philomene émaciée ne quitte plus le lit, rongée par le cancer. Leonie apprend que Michael va sortir de Parchman, centre pénitencier du Mississippi, et décide de prendre la route pour aller le chercher. Avec son amie Mitsy, aussi accroc qu'elle à la défonce, elle embarque ses enfants dans un road trip qui prend rapidement des allures de "bad trip", au sens propre comme au figuré.

De l'autre côté du miroir

Il faut dire que l'histoire de la famille est aussi chargée qu'une tragédie antique. Michael est le cousin de celui qui des années plus tôt a assassiné Given, le frère de Léonie. Quant à River, le grand-père, il a lui aussi autrefois fait un séjour dans le pénitencier de Parchman, où il a laissé une partie de lui-même après la mort d'un jeune prisonnier qu'il n'a pas réussi à protéger de la violence innommable des geôliers et des autres prisonniers.

Les spectres de ce passé tragique viennent hanter les vivants, empêchant la famille d'en devenir une. Le fantôme de Given, silencieux, apparaît à Leonie chaque fois qu'elle prend de la drogue. Silencieux, il semble juger sa sœur. Le fantôme de Richie cherche son salut en venant hanter Joseph.

La tragédie atteint son paroxysme autour de la mort de la grand-mère. Une mort catharsis au cours de laquelle le temps s'arrête, les secrets se dévoilent, et les revenants enfin libérés rejoignent l'autre rive, emportant avec eux les chagrins et les drames. Le temps reprend sa course et le monde retrouve une forme d'ordre après la tempête.

Un récit polyphonique

Les personnages du roman, Noirs ou petits Blancs du Sud de l'Amérique (on est dans le Mississippi), sont des travailleurs pauvres, qui survivent tant bien que mal, petits boulots, et système D. La drogue, la violence, le racisme font partie du quotidien.

Ces "invisibles", Jesmyn Ward les met en scène à la manière des grands tragédiens. L'histoire est racontée à plusieurs voix : la voix de Joseph, qui domine, chapitres longs, celle de Leonie, en contre-point, chapitres plus courts. Les voix alternent dans un balancier en forme de chant en canons, avançant parfois ensemble, parfois l'une devant l'autre. Puis, quasi pile au milieu du récit, se fait entendre une troisième voix, celle du fantôme de Richie, l'enfant que le grand-père n'a autrefois pas réussi à sauver au pénitencier. D'autres voix se font entendre, de biais, celle du grand-père, le pilier cachant un secret, et celle de la grand-mère, comme un oracle.

"Rentrez chez vous"

La langue est lyrique, les spectres font leur office, le temps est suspendu, et comme dans les meilleures histoires de la mythologie, la tragédie connait un dénouement permettant aux protagonistes de se débarrasser des fantômes ("Rentrez chez vous", leur chante Michaela), pour construire leur vie (du moins on l'espère). Le magnifique personnage de Jojo en est la figure lumineuse, l'incarnation d'une promesse : celle d'un futur possible sous un ciel dégagé.

Les fantômes sont aussi de manière allégorique ceux de l'Amérique toute entière, et particulièrement ceux du Sud, les spectres effrayants du passé -violence, racisme, haines antiques- hantant le présent d'un pays où la misère côtoie dans l'ombre le fameux "rêve américain".

Avec ce troisième roman, Jesmyn Ward a reçu en 2017, alors âgée de tout juste 40 ans, le National Book Award pour la seconde fois (elle avait déjà été couronnée en 2011 avec "Bois sauvage", son deuxième roman). Une rareté : elle est la première femme écrivain à recevoir deux fois ce prix littéraire américain, l'un des plus prestigieux au monde, qui a récompensé des auteurs comme Faulkner, Roth, Irving, Joyce Carol Oates, Don De Lillo ou plus récemment Colson Whitehead ("Underground Railroad", 2016).

Ce troisième livre de Jesmyn Ward fait partie de la liste des 10 meilleurs romans de l'année 2017 dressée par le New York Times. On ne les contredira pas. "Le Chant des revenants" confirme une romancière très douée pour rendre compte de la réalité historique et sociale de son pays, peindre les sentiments et les drames les plus intimes tout en y insufflant la force et l'universalité des grands récits fondateurs.
Couverture "Le Chant des revenants", Jesmyn Ward (Belfond)
"Le Chant des revenants", Jesmyn Ward, traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Charles Recoursé
(Belfond – 272 pages – 21 €)

Extrait

C'est ça qu'il fait, Papy, quand on est seuls, quand on veille tard dans le salon ou qu'on est dans le jardin ou dans les bois. Il me raconte des histoires. Des histoires de l'époque où il mangeait des massettes que son père était allé chercher dans le marais. Des histoires de l'époque où sa mère et d'autres gens cueillaient de la barbe de vieillard pour bourrer les matelas. Il arrive qu'il me répète la même histoire trois ou quatre fois. Quand je l'écoute, sa voix devient une main qu'il tend vers moi, comme s'il me caressait le dos, et alors je peux échapper à tout ce qui me fait croire que je ne lui arriverai jamais à la cheville, que je n'aurai jamais son assurance. Je transpire et ça me colle à ma chaise dans la cuisine, où il fait tellement chaud à cause de la chèvre qui bout sur la cuisinière que les fenêtres sont couvertes de buée, et le monde entier s'est réduit à cette pièce dans laquelle il y a Papy et moi.
"S'il te plaît", je dis. Papy tape sur la viande qu'il lui reste à ajouter au ragout, pour l'attendrir, et il se racle la gorge. Je pose mes coudes sur la table et j'écoute."

"Le chant des revenants", page 25

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