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"Le malheur du bas", premier roman scud d'Inès Bayard sur la vie d'une femme après un viol

Inès Bayard, 26 ans, signe "Le malheur du bas" (Albin Michel), un premier roman aussi efficace que dérangeant sur la vie conjugale et familiale d'une jeune femme violée par son directeur. Un scud dans cette rentrée littéraire de septembre 2018.
Article rédigé par Laurence Houot
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 6 min
Inès Bayard publie son premier roman  "Le malheur du bas" (Albin Michel)
 (Géraldine Aresteanu)
L'histoire : en forme de prolepse (on commence par un événement survenu plus tard dans l'intrigue, méthode "Columbo"), le livre s'ouvre sur la scène du crime, "trois corps livides et figés autour de la table". Marie a tué Thomas, son petit garçon, son mari, Laurent, et elle-même. "Il n'avait existé qu'un seul drame dans la vie de Marie, suffisamment fort pour passer à l'acte." Ce drame a eu lieu quelques mois plus tôt, un soir à la sortie du travail. Son vélo hors service, le directeur qui passe par là et propose de la raccompagner. "Il l'impressionne. C'est le directeur". Voiture, parking souterrain. Viol.

En quelques minutes, Marie passe d'une promesse de vie heureuse au cauchemar, du paradis à l'enfer. Elle rentre chez elle. Se douche et se couche. Décide de ne rien dire. "Au cœur de la nuit, face au mur qu'elle regardait autrefois, bousculée par le plaisir, le malheur du bas lui apparaît telle une revanche du destin sur les vies jugées trop simples."

Dans les jours qui suivent, Marie souffre dans son corps. Puis le corps oublie la douleur. L'âme, la tête et le cœur, prennent le relais. Pour ajouter du malheur au malheur, Marie apprend bientôt qu'elle est enceinte. C'est ce qu'elle espérait avant le drame : avoir un enfant avec son mari, construire une famille. Mais l'enfant qu'elle porte dans son ventre est celui du violeur, elle en est certaine. Elle veut avorter. Pour tout un tas de raisons, elle n'y parviendra pas.

Personne ne voit rien, ne comprend rien. Ni son mari, ni ses proches. Le piège se referme sur elle, seule avec son corps, seule avec son viol, seule avec cet enfant impossible à aimer. Sa vie est passée d'un seul coup d'une photographie radieuse, à son négatif.

"Je ne voulais pas décrire l'agression sexuelle en surface"

"Je ne voulais pas décrire l'agression sexuelle en surface. Le viol est une pénétration à l'intérieur du corps. Il faut passer par les tourments du corps, par ce qui se passe à l'intérieur, pour comprendre ce qui se diffuse ensuite dans la psychologie et l'âme du personnage", expliquait Inès Bayard début juillet lors de la présentation de sa maison d'édition Albin Michel de son livre aux libraires.

La romancière ne tourne pas autour du pot. La scène de viol est envoyée en deux pages et demi de mots crus, au présent, le lecteur projeté en plein cœur de l'agression. Coups, gestes, odeurs, fluides. Rien n'est occulté. "Je voulais que le lecteur soit dans la tête de Marie, au présent. Le passé altère les faits. Au présent, on se confronte à une réalité immédiate, claire", souligne-t-elle. Efficace. Insoutenable. On a envie de vomir.

La violence restée coincée à l'intérieur, engendre la violence. La jeune femme se transforme en boule de haine. Elle ne supporte plus son propre corps, ni le corps de son mari. Encore moins celui de son fils. Elle néglige son enfant, jusqu'à la maltraitance, assaillie par des pulsions de meurtre. La violence jaillit par les mots, qui fusent, s'entrechoquent, se cognent contre le monde extérieur.

Le viol a réduit Marie à un corps, la privant de son humanité, ses proches eux aussi réduits à des corps, qu'il faut éliminer. La suite conduit inexorablement vers la scène du meurtre décrite en ouverture. 

Chronique du corps féminin

"Le malheur du bas" est une chronique détaillée du corps féminin : les rapports sexuels, les règles, la grossesse, l'accouchement, la maternité. En choisissant de faire ce récit depuis un corps meurtri, Inès Bayard souligne l'omniprésence encombrante de ce corps, insiste sur ce qu'il subit au cours de son existence. Exacerbe les questions qui lui sont liées.

"Ce livre est aussi destiné à faire comprendre la manière dont fonctionne le corps de la femme. C'est un thème peu abordé dans la littérature française. On peut retrouver ces questions dans la littérature allemande ou autrichienne, comme chez Elfriede Jelinek par exemple. Cette écrivaine (Prix Nobel de littérature 2004, NDLR) est entrée dans cette zone, celle de la perception par l'homme du corps de la femme", explique Inès Bayard.

"Le malheur du bas" est un manifeste parfaitement maîtrisé, un roman sur la condition de la femme, encore aujourd'hui souvent soumise aux injonctions de la société (sois belle, tais-toi, rends ton mari heureux, fais des enfants, aime-les !) et soumise aussi à la violence physique et à l'ignorance des hommes. "J'ai écrit ce texte pour les femmes, mais aussi pour les hommes", conclut la jeune romancière.

"Le malheur du bas" est un roman suffoquant, sans concession. Inès Bayard déroule son récit au présent, phrases courtes, mots giflés. Un thriller du corps, sans liant, sans tabou. Accrochez-vous. C'est une épreuve.

Son roman est déjà dans plusieurs listes de prix : Prix Fnac (Prix Envoyé par la poste). "Le malheur du bas" figure également dans la liste des Talents Cultura, qui met en avant chaque année le travail des jeunes auteurs.
 
"Le malheur du bas", d'Inès Bayard
(Albin Michel – 268 pages – 18,50 euros)
 

Extrait :

Laurent revient, balançant le bac à poissons à moitié rempli entre ses mains. Il est content. Marie le trouve de plus en plus laid. Avec sa canne à pêche, son air béat de bonheur permanent, sa petite vie toute parfaite, elle a envie de lui cracher dessus, de lui enfoncer quelque chose au fond de la gorge. Dans ce tableau sans défauts visibles, il faut s'arrêter sur les détails. Personne n'a idée de le faire. Ils préfèrent la douce et rassurante surface des sentiments, lisse et souple, ne surtout pas discerner les taches noires, les dysfonctionnements, les tourments. Marie se souvient du choc qu'elle a ressenti en découvrant pour la première fois les œuvres de Magritte lors d'un séjour à Bruxelles avec Laurent. Fascinée depuis toujours par la précision de ses peintures, sa maîtrise presque photographique de la matière, sa connaissance parfaite des lois de la perspective, elle a été terriblement déçue. La distance du regard pouvait tout briser en un instant. En s'approchant de son tableau préféré, Le château des Pyrénées, représentant une immense pierre en suspens dans le ciel au sommet de laquelle se loge une petite cité médiévale, elle a remarqué les premières imperfections. Les coups de pinceau irréguliers, les courbes et les contours imparfaits, les craquellements de la peinture… C'était si décevant, si éloigné de la perfection à laquelle elle croyait depuis l'enfance, quand elle avait découvert pour la première fois cette œuvre sur le papier glacé de son livre d'école. Le soleil éclaire la scène. Ses reflets dorés illuminent la pelouse humide, irradient l'atmosphère. Seule Marie est dans le noir. Une obscurité complète. Elle retrouve le même malaise que dans ce musée. Le voile se lève enfin sur son existence, écrasant le mensonge de l'idéalisme. Elle voudrait le silence pour réfléchir à ce qu'elle pourrait faire pour s'en sortir. Ils trinquent. Marie veut tirer d'un coup sec la nappe sur laquelle toute la famille s'enivre de champagne et de macarons, les renverser comme des verres, briser la vaisselle, tout balancer à terre. Elle ne veut plus jamais sentir son sexe. Ni la souffrance ni l'excitation qui l'anéantissent jour après jour. Plus personne ne la touchera jamais."

"Le malheur du bas", page 57-58
 
 

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