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"Le veau" suivi de "Le coureur de fond" : la Chine rurale sous Mao selon Mo Yan

"Le veau" suivi de "Le coureur de fond", deux nouvelles publiées au Seuil de Mo Yan, prix Nobel de Littérature 2012, mettent en scène la Chine de son enfance paysanne sous Mao.
Article rédigé par franceinfo - Laurence Houot
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Publié
Temps de lecture : 7 min
Le lauréat du prix Nobel de littérature  2012, l'écrivain chinois Mo Yan, a soutenu jeudi du bout des lèvres le prix Nobel de la paix 2010 Liu Xiaobo, emprisonné en Chine.
 (Bao shan / Imaginechina)

La castration des trois veaux du village est le point de départ de la première nouvelle. Le jeune narrateur, adolescent en pleine poussée hormonale, assiste à la scène, largement commentée par les adultes. A travers la castration (hautement symbolique), les adultes évoquent la nouvelle société sous l'ère Mao. "Dans l'ancienne société, on ne castrait pas les burnes des hommes. Dans la nouvelle …", chuchote le père Du, chargé de surveiller les veaux castrés, répondant à l'oncle grêlé qui déclare un peu plus tôt :"Dans la nouvelle société, les hommes sont heureux et les bêtes aussi."

S'ils en parlent, c'est en effet pour aussitôt se rétracter ou se justifier, marquant une forte tendance à l'autocensure. On les sent loin des théories marxistes imposées par Mao, qui dictent conduites et organisation de la société jusque dans ces plus petits détails, en faisant fi de la réalité. Ce décalage donne lieu à de merveilleux dialogues, dignes de l'auteur de théâtre Ionesco dans le genre absurde, mais qui en disent long sur l'esprit de l'époque : "Ne va pas croire que je m'en fous ! Les bœufs sont des moyens de production, ils sont vitaux pour la commune populaire. La mort de quelqu'un, elle s'en moque, alors que la mort d'une bête, ça remonte jusqu'au secrétaire du parti."

La terminologie maoïste, sa logique d'organisation et ses codes sont perçus comme insolites, pour ne pas dire idiots par ces paysans, confrontés à une vie bien ancrée dans le réel, où la première préoccupation est de se nourrir, de survivre. Il y a aussi les obsessions du jeune narrateur, ses pulsions, preuve qu'au-delà de tout, il y a la vie.

L'histoire du village en dix tours de piste

La seconde nouvelle se déroule dans le même village, où le narrateur, un peu plus jeune -il a 10 ans-  raconte une manifestation sportive du genre officielle. On y croise  les "droitiers",  ces "dégénérés"  accusés de s'être mis à vivre comme des bourgeois, comme Lei Pibao, l'intellectuel du village. Il a écrit un livre et gagné 10 000 Yuans, et "s'était mis à vivre une vie de bourgeois, mangeant des raviolis à tous les repas, matin midi et soir",  le comptable, surnommé le Richard, l'ingénieur, Zhao le Singe, ou Ma Hu le lanceur de Javelot. Ils sont tous internés au camp de réforme par le travail de Jiaohe, installé juste à côté du village. Ces "droitiers", perçus d'abord par les fermiers "comme une bande de bons à rien" sont finalement accueillis favorablement, car "tous titulaires d'une expertise reconnue" et "ouvrant des horizons inconnus" aux paysans du village. On voit bien à travers les lignes aussi la critique plutôt joyeuse du système, à travers le regard faussement candide du jeune garçon, dont on sent qu'il admire les qualités des "droitiers", qu'il aime "l'odeur des femmes cultivées", et qu'il jette un regard critique sur le système totalitaire du régime.

En Suède, le Nobel Mo Yan soutient du bout des lèvres le dissident Liu  Xiaobo

Mo Yan a reçu le Prix Nobel de littérature en octobre dernier, prix qui a suscité des réactions hostiles de la part de la dissidence , mais aussi du monde littéraire, et notamment d'Herta Müller, la lauréate du Nobel en 2009 , le reproche étant son manque de solidarité avec la dissidence. Il est vrai que sa plume emprunte des chemins détournés pour critiquer le pouvoir, sous forme de conte, usant des symboles et des paraboles, naviguant habilement de la fable au récit  réaliste.

"J'ai déjà exprimé mon opinion sur ce sujet", a déclaré Mo Yan, interrogé au cours d'une conférence de presse à Stockholm sur son soutien en octobre à une libération de Liu Xiaobo. "J'espère qu'il va pouvoir recouvrer la liberté aussi vite que possible", avait déclaré le romancier lors d'une conférence de presse.

Alors qu'on lui demandait pourquoi il avait formulé ce souhait au lendemain de l'annonce du Nobel de littérature, Mo Yan, visiblement réticent à s'étendre sur la question, avait répondu : "Nous laisserons au temps le soin d'en juger". Liu, écrivain lui aussi, purge depuis 2009 une peine de 11 ans de réclusion pour "subversion" après avoir corédigé un texte en faveur de l'instauration de la démocratie en Chine.

Mo Yan, 57 ans, est le premier écrivain chinois à avoir reçu le Nobel de littérature, mais le deuxième de langue chinoise après Gao Xingjian, dissident naturalisé français en 1997 qui avait été récompensé en 2000. Les médias officiels chinois ont fait de Mo Yan un héros pour son prix Nobel, contrairement à Gao Xingjian et Liu Xiaobo, complètement ignorés. Jeudi à Stockholm, il a minimisé l'importance de la censure en Chine. "Savoir s'il y a une liberté d'expression en Chine, c'est une question difficile", a-t-il dit, conseillant d'"aller sur Internet et de regarder les  sites chinois" avant de se forger une opinion. Se disant contre la censure, il a estimé qu'elle existait "dans tous les  pays du monde". Selon lui, "la seule différence c'est le degré". Il a plaidé en faveur d'une forme de censure qui empêche l'insulte. "Je ne  pense pas que cela devrait être autorisé dans quelque pays que ce soit", a-t-il expliqué. Il a considéré que la censure n'empêchait pas la créativité : "le principal, c'est qu'un auteur se sente libre dans son for intérieur".

Fans : le Nobel pourchassé par des jeunes filles

Mo Yan, qui était déjà l'un des écrivains les plus reconnus dans son pays, a raconté que sa notoriété s'était accrue, et qu'il en avait été conscient avec le nombre de journalistes venus devant chez lui après l'annonce du prix. Mais il a déploré que ceux-ci connaissent très mal son oeuvre.

Il a dit avoir gagné des fans. "Il y a quelques jours alors que je roulais  à vélo à Pékin, quelques jeunes filles m'ont pourchassé pour prendre des photos avec moi", a-t-il rapporté. Il a par ailleurs contesté les conclusions d'un classement faisant de lui le deuxième auteur chinois le mieux payé, avec des revenus de 21,5 millions de  yuans (2,7 millions d'euros) cette année. "J'ai vérifié sur mon compte en banque. Ce n'est pas autant que ça", a-t-il déclaré.

Une douzaine de ses romans et nouvelles sont traduits en français et publiés au Seuil dont "Beaux seins, belles fesses" (2004), "Le Maître a de plus en plus d’humour" (2005), "Le Supplice du santal" (2006), "Quarante et un coups de canon" (2008), "Grenouilles" (2011).

Le veau suivi du coureur de fond, Mo Yan, traduit du chinois par François Sastourné (Seuil), 257 pages, 18,50 Euros

[ EXTRAIT ]

"- Maître,vous me faites marcher, n'est-ce pas? c'était vraiment aussi bien que ça dans ça dans l'ancienne société?
- Espèce de garnement, qui dit que l'ancienne société était bien? Je dis seulement que le goût du boeuf gras et de l'eau-de-vie, c'est bon.
- Mais c'est bien dans l'ancienne société que vous mangiez du boeuf gras et buviez de l'eau de vie?
- Euh... on dirait bien que oui...
- Alors c'est comme si vous disiez que l'ancienne société tait bien !
- Bougre de sauvageon, tu essaies de me tendre un piège?
- Je n'essaie pas de vous tendre un piège. C'est votre position de classe qui n'est pas correcte !
Prudent comme un Sioux, il demanda :
- Jeune homme, aie la bonté de m'expliquer ce qu'est une position de classe?
- Vous ne savez même pas ça?
- Non, même pas ça.
La position de classe, c'est... Enfin quoi, c'est que dans l'ancienne société, il n'y avait rien de bon, dans la nouvelle tout est bon: il n'y a rien de mauvais chez les paysans moyen-pauvres, et chez ceux qui ne sont pas paysans moyen-pauvres, il n'y a rien de bon. C'est clair ?
- C'est clair, j'ai compris, mais... il n'y a pas à dire, à l'époque il y a vait plus à manger qu'aujourd'hui..."

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