"Mercy, Mary, Patty", de Lola Lafon : contre quoi s'insurgent les jeunes filles?
Lola Lafon a toujours eu un faible pour les filles rebelles. Ses précédents romans l'attestaient, notamment le superbe "Nous sommes les oiseaux de la tempête qui s'annonce" (éditions Babel). Le dernier, "Mercy, Mary, Patty", en témoigne une fois de plus, à la fois fiction et réflexion autour de l'affaire Patty Hearst. En février 1974, cette fille d'un magnat américain de la presse était enlevée par un groupuscule révolutionnaire quasi-inconnu, le SLA ("Symbionese Liberation Army" : en français, "Armée de libération symbionaise").
Syndrôme de Stockholm ou changement profond d'une jeune fille rangée, qui ne pensait jusque là, qu'à se marier, "avoir deux enfants, un chien, un break" ? Scandalisant l'Amérique bien-pensante, la séquestrée du SLA bascule du côté de ses ravisseurs. Sous le pseudonyme de "Tania", elle épouse leur cause. Et va jusqu'à participer à des braquages de banque : mitraillette à la main, elle sera repérée par les caméras de surveillance, arrêtée, et condamnée à sept ans de prison (peine finalement réduite à deux ans par le président Jimmy Carter).
Coupable ou innocente, l'héritière qui a toujours vécu dans la soie ?
Dans le roman de Lola Lafon, le lecteur suit ces péripéties par le double prisme d'une étudiante française, Violaine, et d'une enseignante américaine, Gene Neveva. Invitée pour un an dans une petite ville des Landes, cette universitaire charge Violaine, avec son oeil neuf, d'éplucher et synthétiser l'épaisse documentation disponible sur l'enlèvement de l'héritière Hearst et sur son ralliement (volontaire ou non ?) aux auteurs gauchistes du rapt.Car Gene, féministe venue de l'extrême-gauche, prépare un dossier qui doit servir à la défense de Patty Hearst. Est-elle coupable ou innocente, la jeune femme qui renie son milieu et sa fortune, après avoir vécu dans la soie ? Victime de ses geôliers ou partageant leur vision critique d'une Amérique inique, muselant les oubliés du "rêve américain"? Violaine découvre l'envers et l'endroit du procès, aiguillonnée par Gene qui lui ouvre de nouveaux horizons.
Comment n'a-t-on pas su déceler les signes de "radicalisation" de ces "jeunes filles manipulées"?
Rappelons le contexte. Au début des années 70, les Etats-Unis sont en guerre depuis quinze ans contre le Vietnam. Dans les facs, la jeunesse se soulève contre la conscription et les horreurs d'une ingérence désormais insupportable à l'opinion. Par leurs revendications, les ravisseurs de Patricia éclairent la face sombre des Etats-Unis, les guerres à l'étranger, mais aussi la misère à l'intérieur du pays. Ils exigent que la famille Hearst distribue aux démunis de la nourriture, à ses frais ? Une Amérique pauvre devient visible en se précipitant sur ces rations alimentaires, mesurées au plus juste.L'histoire finit mal, évidemment. Repéré, le groupe est encerclé par des centaines de policiers. Après l'assaut, "on retrouvera 3 000 douilles sur place, et six cadavres dans la maison calcinée par les grenades incendiaires", rapporte L'Express ("Les soldats perdus des seventies"). On découvrira qu'une bonne partie du SLA était constitué de filles ordinaires de la "middle class" américaine, si semblables aux autres. Mais comment, s'étonne la presse, n'a-t-on pas su déceler les signes de "radicalisation" de ces "jeunes filles manipulées"?
"Le fait qu'une jeune Américaine riche devienne marxiste a été perçu comme un danger national"
Impossible de ne pas penser, en écho, à ces jeunes filles "radicalisées" parties en Syrie ou en Irak rejoindre l'Etat islamique. Interrogée, Lola Lafon refuse pourtant fermement "la facilité" que constituerait un parallèle entre les gauchistes d'hier et les djihadistes d'aujourd'hui. "On ne peut pas comparer les raisons pour lesquelles les gens partaient il y a quarante ans et celles pour lesquelles ils partent aujourd'hui, argumente-t-elle. "Dans les années 1970, les jeunes avaient une visée humaniste." Et elle dit aussi son allergie à toute "fascination pour les armes", devenue plus aiguë encore depuis les attentats.D'hier à aujourd'hui, reste cette question au cœur du livre et du cheminement intellectuel de l'étudiante Violaine : pourquoi les jeunes filles sortant des rails inquiètent-elles tant l'opinion ? "Le fait qu'une jeune Américaine richissime, l'équivalent d'une fille de Trump aujourd'hui, devienne marxiste, a été perçu comme un danger national, un pied-de-nez à l'Amérique conservatrice. Qui sait ? Elle était peut-être contagieuse", explique Lola Lafon, qui a dévoré la presse et les archives dans les universités américaines où elle a été invitée. "Et c'est pourquoi le procès tourne à l'inquisition au point que les avocats de Patty ne savent plus de quoi elle est accusée : de ce qu'elle a fait ou de ce qu'elle croit ?".
Dans le roman même, une femme "manipulée" peut en cacher une autre. Derrière l'histoire de "Patty" se cache celle de "Mercy" et "Mary", ces femmes enlevées en 1704 à Deerfield par des Amérindiens. "Libérées", elles refusèrent de quitter leur famille d'adoption, suscitant stupeur et désapprobation de leur milieu d"origine. Encore des rebelles questionnées à distance par cette romancière douée, qui n'en finit pas, dans cette fiction dialectique, de s'interroger sur la façon dont les jeunes femmes tournent le dos à un monde dont elles ne veulent pas.
Mercy, Mary, Patty, de Lola Lafon
(Actes Sud, 19,80 euros, 234 pages)
Extrait :
"Si votre fille passe des heures à lire Angela Davis et qu'elle ne se maquille plus, si elle arrache des murs de sa chambre les posters de Robert Redford, si elle fait montre d'une pudeur excessive et brûle les min-jupes, il faut contacter le FBI d'urgence. Vous taquinez votre assistante, son cardigan boutonné jusqu'au cou n'est-il pas le signe qu'elle est sur le point de rejoindre la lutte armée ?"
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