"Par le vent pleuré" : les Appalaches, deux frères, les années 60 et une sirène, le dernier roman magnifique de Ron Rash
Dans leur petite ville paisible des Appalaches, les deux garçons entrent alors tranquillement dans l'âge adulte, loin des bouleversements qui sourdent dans l'Amérique de la fin des années 60. Orphelins de père, ils vivent sous l'autorité d'un grand-père riche, conservateur et despotique. En cet été 1969, pêcher des truites, se baigner dans des bassins profonds de la rivière et sentir poindre les premiers émois au contact des filles leur suffisent, tandis qu'ailleurs la jeunesse a entamé sa révolution, dansant sous acide et vivant en communauté.
Apparition de la sirène
C'est lors d'un de ces après-midi de pêche et de baignade que Ligeia surgit, sirène sortie des flots scintillants de la rivière. Une apparition. Cette première fois, seul Eugène l'a vue. Bill, moqueur, ne l'a pas cru. Pourtant le dimanche suivant, quand ils reviennent, elle est là, qui "barbote dans les hauts-fonds du bassin".Ligeia vient de Floride, et apporte avec elle le vent de liberté qui souffle sur l'Amérique. Les deux garçons tombent sous le charme. Avec elle, sous les arbres de la forêt qui abrite leur petit coin de pêche, Eugene va partager avec ligeia ses premières fois : sexe, alcool, drogues… La jeune fille n'est par farouche et s'offre volontiers aux deux garçons, moyennant quelques comprimés volés dans la pharmacie du cabinet médical du grand-père. Jusqu’au jour où elle disparaît aussi soudainement qu'elle était apparue. Les deux frères n'auront plus jamais de nouvelles.
Quarante ans plus tard, quand la police fait sa macabre découverte, les deux frères vivent toujours dans la petite ville des Appalaches. Bill a répondu aux injonctions du grand-père en devenant le meilleur chirurgien de la région. Eugene a raté sa vocation d'écrivain, a divorcé, et passe la plupart de son temps à boire du whisky. Le retour macabre de Ligeia va donner l'occasion aux deux frères, surtout à Eugène, de relire le passé sous un nouveau jour…
Le déchirement
Ron Rash signe un grand roman, orné d'un si beau titre, traversé par l'histoire avec un grand H, celle de la fin des années 60, à ce point de jonction où la jeunesse américaine, aspirée par une vague de liberté, bascule vers une nouvelle ère qui apporte ses jaillissements de lumières, et aussi ses zones d'ombre, tandis qu'une autre Amérique, plus profonde, rurale, conservatrice, résiste de toutes ses forces, prête à tout pour faire taire ce mouvement. Le romancier conjugue la grande histoire avec le roman d'une famille, le destin des deux frères, Abel et Caïn des temps modernes, comme allégorie de ce déchirement.Ron Rash propose une passionnante interrogation sur la vérité, l'innocence et la culpabilité, et la forme flottante du réel. Son roman pose la question de savoir jusqu'à quel point la perception puis le récit que l'on se fait de la réalité peut influencer le cours des choses, le romancier y projetant toute la puissance de la littérature.
"Par le vent pleuré" est une merveille. D'une écriture charriant des images puissantes, sans fioritures, Ron rash plante les décors : la petite ville, la nature, la rivière, la forêt, le vent, le soleil des Appalaches. On y est. Il raconte aussi bien l'éveil des sens, que le désespoir ou la violence d'une éducation despotique (ici en creux tout au long du roman). L'intrigue est ficelée comme le meilleur des polars, les personnages plus complexes qu'ils n'y paraissent dessinés avec une grande justesse. En bonus, un récit rythmé par une play-list qui offre au lecteur une belle balade musicale.
Pas de doute, "Par le vent pleuré" est l'un des romans forts de la rentrée de septembre 2017. A ne pas rater.
"Par le vent pleuré", de Ron Rash, traduit de l'anglais (États-Unis) par Isabelle Reinharez (Seuil – 208 pages – 19,50 €)
Extrait :
"Nous avons attrapé cinq truites avant que Bill ne ressorte les poissons de l'eau, indiquant par là qu'il était temps d'y aller. Par un trou dans la voûte de feuilles le soleil déclinant avivait l'éclat argenté de l'anneau métallique, enflammait les balafres rouges sur le flanc des truites. "Un lustre dégoulinant", c'était ainsi que je le décrirais à ma mère le soir même. Bill a ouvert le couteau de combat ayant autrefois appartenu à notre père et en a bloqué la lame.
"Par le vent pleuré", de Ron Rash page 16-17 (Seuil)
"Un bon entrainement", a-t-il lancé dans la mesure où après l'année qu'il passerait encore à Wake Forest il irait à Bowman Gray pour devenir non pas médecin généraliste, comme notre grand-père, mais chirurgien.
Je ramassais une serviette de plage sur le sable quand je l'ai vue. "Il y a quelqu'un plus bas, dans l'eau, là où la rivière décrit un coude, ai-je indiqué."
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