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"Profession du père", le roman bouleversant d'une folie familiale par Sorj Chalandon

Sorj Chalandon, journaliste et écrivain, publie "Profession du père" (Grasset), un roman très personnel qui met en scène un triangle familial enfermé dans la folie du père. Bouleversant.
Article rédigé par Laurence Houot
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 6min
Sorj Chalandon publie "Profession du père" (Grasset)
 (JF Paga, Grasset)
L'histoire : elle se déroule dans les années 60, jusqu'à aujourd'hui et commence quand Émile a 12 ans. Le garçon vit avec son père et sa mère dans une ville de province (qui n'est pas nommée). Le père est un héros. Il a été champion de judo, parachutiste, footballeur, espion, et même conseillé particulier du général de Gaulle. Émile a aussi un parrain. Un espion américain, héros de la seconde guerre mondiale, l'ami de son père, qui doit venir en France pour rejoindre l'OAS et rendre l'Algérie à la France…

Émile est à la fois fasciné et fier. Son père lui confie des missions dangereuses (il faut sauver l'Algérie, et pour ça le père a un plan : tuer le général de Gaulle). Emile s'en acquitte avec le plus grand sérieux, et réussit même à enrôler dans ce combat secret "le nouveau" de sa classe, un dur rentré d'Algérie avec sa famille, qui terrorise toute l'école…

La "maison de correction"

Un père héroïque, donc. Un père romanesque qui fait vivre à son fils la grande aventure (séances de talkie-walkie dans la rue, manipulation d'un vrai pistolet, livraison de courriers ultra-secrets de la plus haute importance). Jusqu'ici tout va bien, et l'histoire pourrait n'être que tendre et drôle. Mais il n'y a pas que ça. Il y aussi la violence et les coups, et les opérations punitives qui finissent dans la "maison de correction" (une armoire où l'enfant est enfermé pendant des heures sans dormir et sans manger). Et la mère, soumise et craintive, qui ne dit rien, sauf cette phrase inlassablement répétée, "Tu connais ton père"…

Émile encaisse les coups. Il ne doute pas, ne se plaint pas, ne juge pas. Il essaie juste d'être le garçon que son père attend qu'il soit. Et de survivre. A la folie du père. A la violence du père. Ce père qui invente tous les jours sa vie à partir du réel. Une appropriation du réel fait d'ailleurs aussi de ce roman une histoire de la deuxième partie du XXe siècle, revue et corrigée par un dément. Le père d'Émile est partout, joue un rôle dans tous les grands événements, de la Seconde Guerre Mondiale à l'Euro, en passant par la décolonisation et la guerre d'Algérie, l'assassinat de Kennedy, l'attentat du Petit Clamart, la Guerre Froide, le nouveau franc…

Conte de la folie extraordinaire

Sorj Chalandon a attendu la mort de son père pour écrire ce livre. "Il était prêt depuis longtemps", confie-t-il. Mais il ne l'a commencé qu'au moment de la crémation de son père.

Pour écrire cette histoire, très personnelle, le romancier (et grand reporter), a choisi la fiction, pendant que d'autres, comme Christine Angot, qui publie en cette rentrée "Un amour impossible" (Flammarion), raconte son enfance et l'histoire de ses parents à la première personne et avec leurs vrais noms.

Chez Chalandon le récit est aussi écrit à la première personne, mais par la voix d'un personnage : Émile, 12 ans. Le romancier raconte l'histoire depuis l'intérieur de la cellule familiale, rendant compte par là de la complexité des sentiments d'Emile pour son père, partagés entre l'amour, la peur, la fascination. Un point de vue qui décrit implacablement un système fou, mis en place par le père, et accepté par tout le monde.

L'émotion dans le frottement des mots

Le romancier transcrit avec une justesse bouleversante le regard de l'enfant sur une situation qu'il ne peut pas comprendre. Parce qu'il est un enfant. Parce que la famille vit en vase clos : jamais d'invités, pas de relations sociales (ni famille ni amis), maison interdite aux petits copains, aucun moyen de comparer avec ce qui se passe ailleurs. Le récit oscille entre tous ces sentiments contradictoires, et le roman entre l'épopée et le roman d'espionnage, entre la comédie et la tragédie.

Tout l'art de Chalandon réside dans sa manière de dérouler les faits sans pathos, d'une écriture concrète et poétique, où l'émotion surgit dans le frottement des mots. Cette phrase, par exemple, pour dire l'exaltation décalée du père : "Il annonçait la guerre et nous n'avions qu'une pauvre soupe à dire".  Ou bien cette autre, pour dire l'enfermement : "Le printemps n'entrait pas ici. La lumière restait à la porte, épuisée par les volets clos".

Encore un prix ?

"Profession du père" reprend tous les thèmes que le reporter et écrivain creuse roman après roman : l'enfance, la figure du père, la guerre, l'héroïsme et ses légendes. Ce roman très personnel est très différent des autres, mais il éclaire en même temps toute l'œuvre de Sorj Chalandon, et aussi sa vie. Œuvre et vie traversées par la question de la vérité, une vérité à partager, que le reporter cherche sur le terrain et le romancier dans l'écriture d'histoires inventées. "Profession du père" promet de donner une fois encore un prix à son auteur, déjà plusieurs fois récompensé : Prix Albert Londres en 1988, Prix Médicis en 2006, Grand Prix du Roman de l'académie française en 2011...
 
Profession du père Sorj Chalandon (Grasset - 315 pages - 19 euros)

Extrait :
En septembre, cette année-là, lorsque je suis rentré avec la feuille de renseignements, il était tendu. Profession du père ? Ma mère n'avait pas osé remplir le formulaire. Mon père avait grondé.
- Écris la vérité : "Agent secret." Ce sera dit. Et je les emmerde."

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