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"Un poisson sur la lune" : trois jours avec David Vann dans la tête d'un père suicidaire

"Un poisson sur la lune" (Gallmeister), dernier roman de David Vann, plonge le lecteur dans la tête de James Vann, père suicidaire de l'auteur, prêt à passer à l'acte. Trois jours entre deux rendez-vous chez le psy, pendant lesquels son frère Doug, chargé de le surveiller, essaie de le sauver. Un roman fort et dérangeant, qui tente une incursion dans les mystères de la maladie mentale.
Article rédigé par Laurence Houot
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 6min
David Vann, "Un poisson sur la lune" (Gallmeister)
 (Gallmeister)
L'histoire : Jim, 39 ans, dentiste, divorcé, broie du noir en Alaska, où il vit seul dans sa grande maison désertée. Il décide "dans l'espoir d'être sauvé", de faire le voyage jusqu'en Californie, où vivent son ex-femme et ses deux enfants (David, l'auteur, donc, et sa petite sœur Cheryl), ses parents, son frère cadet Doug. Dans sa valise, un magnum, qu'il a bien l'intention d'utiliser contre lui-même, éventuellement après en avoir fait usage contre l'un ou l'autre des membres de sa famille (avec une préférence pour sa deuxième ex-femme, Jeannette). "Impossible d'expliquer comment les pensées ont commencé, comment le désespoir a commencé, comment Jim en est arrivé là, maintenant".

Doug est venu chercher Jim à l'aéroport. Il a pour mission de conduire son frère chez un psychiatre. Une séance au cours de laquelle le médecin lui prescrit un traitement qui doit commencer à faire effet au bout deux semaines. En attendant, Doug est chargé de veiller sur son frère jusqu'au prochain rendez-vous, trois jours plus tard.

"Les tempêtes frappent toujours la nuit"

Jim enchaîne les périodes d'euphorie extravagante, de pulsions sexuelles obsessionnelles et incontrôlées, avec des moments d'insondable solitude et de dépression, accompagnés de pics de violence.

"Les tempêtes frappent toujours la nuit, pas seulement dans ma vie mais aussi en haute mer, comme si elles savaient qu'elles devaient tenir le rôle de métaphores", confie Jim au psychiatre. "Jim n'arrive pas à parler. Il ferme les yeux et voit le tracé de la douleur dans sa tête, il sent le gouffre en contre-bas, dans lequel on peut tomber à l'infini tandis qu'il gagne en taille et en pression".

Ces pensées tumultueuses, qui provoquent des angoisses et des souffrances permanentes, s'accompagnent d'éruptions verbales sans aucun filtre, qui jaillissent quel que soit le contexte. Elles viennent percuter les membres de son entourage, qui tentent pourtant de rester bienveillants à l'égard de Jim, et continuent à essayer de l'aider. Son frère est en première ligne, mais aussi ses enfants, son ex-femme, ou ses parents, qui subissent ses accès de folie.

Jim essaie de se contrôler, de faire bonne figure, n'y arrive pas. Il aimerait vivre heureux, comme le flétan qu'il imagine volant sur la lune, "éprouvant de la joie pure", libéré de la pression des profondeurs. "A quoi pense un flétan, dans ce court moment de vol ? Tant qu'on ne saura pas ça, pourra-t-on savoir quoi que ce soit ?".

Il tente de comprendre d'où viennent ces pensées qui l'obsèdent, son incapacité à faire ce qu'on lui demande à savoir "se ressaisir", "redevenir le Jim qu'il était". Il passe son temps à élaborer des scénarios pour mettre en scène son suicide, maniant avec plus ou moins de réussite l'art de la dissimulation, ne lâchant jamais son ultime projet : mettre fin à ses jours. Une visite à ses enfants, une autre chez les parents, les deux frères vont vivre pendant trois jours sous haute tension…

Un roman familial

Révélé en France avec "Sukkwan Island" (Gallmeister, Prix Médicis du roman étranger en 2010), David Vann avait eu du mal à faire éditer aux Etats-Unis son premier roman, trop noir, qui s'est depuis vendu à 300.000 exemplaires, a été traduit dans 18 langues, et adapté au cinéma. David Vann y racontait l'histoire d'un garçon invité à passer l'année de ses treize ans sur une île déserte en Alaska, avec son père. Et ça finissait mal. Manière peut-être de réécrire l'histoire, de vérifier, et de se libérer : dans la vraie vie, le père de David Vann s'est donné la mort l'année de ses 13 ans, peu après qu'il ait refusé d'aller vivre avec lui en Alaska.

Avec "Un poisson sur la lune" (Gallmeister), David Vann poursuit son roman familial, creusant ici un peu plus le portrait du père, tentant une fois encore de lever le mystère de son suicide en entrant radicalement dans son point de vue.

"Je veux savoir pourquoi j'appuie sur la détente"

Ce nouveau roman, pourtant écrit à la troisième personne, embarque le lecteur dans le four des contorsions cérébrales de son personnage. Cette immersion forcée dans le flux des pensées insensées d'un cerveau malade, pénible, ouvre néanmoins une interrogation plus large, sur la famille, la fraternité, l'amour filial et aussi, in fine, sur les raisons qu'ont les uns et les autres de s'accrocher (ou pas) à la vie. "Les gens seraient-ils en réalité tous au bord du suicide, toute leur vie, obligés de survivre à chaque journée en jouant aux cartes et en regardant la télé et en mangeant, tant de routines prévues pour éviter ces instants de face-à-face avec un soi-même qui n'existe pas ?"

Avec le récit de ces trois jours, le romancier inscrit la tragédie familiale dans le contexte de la société américaine, notamment la réglementation et le rapport aux armes dans le pays, comme facteur aggravant. "Je veux juste comprendre pourquoi j'appuie sur la détente", dit Jim à son frère. "Tout joue un rôle", dit-il. "On a des flingues. Et les seules vacances qu'on prenait en famille, c'était pour aller chasser ou pêcher. On passait tout notre temps libre à tuer", ajoute-t-il.

"Un poisson sur la lune" est une fiction, c'est ce que le lecteur se dit, espérant tout au long de cette lecture sous haute tension une fin heureuse. Mais le romancier est-il toujours le maître des issues ? N'en est-il pas réduit, comme les anciens, à ne pouvoir "offrir que des mythes, et non l'histoire" ?
 
"Un poisson sur la lune", David Vann, traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Laura Derajinski
(Gallmeister – 288 pages – 22,20 euros)

Exrait

Chaque moment avait été intolérable. Le mariage et le divorce, avoir une famille, être séparé de ses gamins, travailler ou ne pas travailler, ses parents et son frère proches et lointains. Et chaque décision, limitée aux options disponibles. Quand a-t-il jamais eu le choix ?
Il a presque terminé son milkshake, son estomac déborde jusqu'à la nausée dans cette overdose de sucre. Les éclats de chocolat promis, tout au fond comme des croûtes aux étranges formes rugueuses, comme de la lave refroidie. Des contours dentelés festonnés par les lames du mixeur.
- Je regarde déjà en arrière, en fait. Je sais que je ne reverrai plus ce milk-shake C'est la dernière fois. Ce n'est pas une supposition. Je suis déjà parti.
- Tiens le coup pour une petite visite chez les parents. Deux nuits à Lakeport, et puis on retourne voir le psy.
- Tu n'as pas idée de la longueur de deux nuits.
- Ouais, c'est ça parce que je n'ai jamais vécu un jour et une nuit pour le savoir. Y a que toi qui l'a fait.
- Exactement. Une nuit sans être en immersion. Une nuit en dehors de ta vie. Tu n'as pas encore connu ça.
- Toi non plus. Personne ne peut.
- Les mystères du désespoir. Des contrées entières qui se dévoilent, comme la caverne dans ce corn-dog. Tu pourras peut-être visiter ces contrées un jour, toi aussi.
- Non, je n'irai pas.
- Comment tu le sais ?
- tout comme je sais que les choses tombent vers le bas, et non vers le haut. Ou qu'on trouve la terre sous nos pieds.
- Je suis jaloux.
- Non c'est faux. Tu m'as toujours regardé de haut. Je n'étais pas bon élève comme toi.
- Si, je le pense vraiment. Je suis jaloux de tout, autant qu'il est possible de l'être.
- Bon, allez, on reprend la route, dit Doug, et sur ces mots, ils se lèvent, jettent leurs déchets à la poubelle et remontent en voiture."

"Un poisson sur la lune", page 123-124

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